Pour bien cerner la réalité
spécifique de l’idéologie publicitaire, il faut distinguer les diverses
approches qui se mêlent trop souvent dans le débat sur la publicité. On a
ainsi :
-le point de vue fonctionnel
des agents du marketing (glorification des techniques utilisées, “ concepts
” qui intimident les non-initiés, autolégitimation du système par la
novlangue que s’invente le système : cibles, études de marché, supports,
sociostyles, etc.) ;
-le point de vue spontané
du “ consommateur ”, qui réagit au quotidien à telle ou telle campagne :
plaisir (intérêt, désir), irritation (colère, scandale, distance lucide ou
croyant l’être), bon sens du client en quête d’informations complémentaires
et de tests comparatifs ;
-le point de vue de l’économiste,
qui considère le système socio-économique globalement, prend de la hauteur
pour paraître objectif, examine la publicité comme une instance régulatrice
entre l’offre et la demande, situe sa place dans le P.N.B., la chiffre, établit
des comparaisons, etc. Mais on notera que les données chiffrées de l’économiste,
pour exactes qu’elles soient, légitiment souvent le phénomène publicitaire
au nom du “ réalisme ” que doit manifester notre professionnel : le
“ réalisme ” présuppose toujours que ce qui est ne peut être mis
en cause pour la seule raison que cela est. Ce qui cache déjà une position idéologique
;
-le point de vue du citoyen
humaniste qui, au nom de la liberté et des valeurs fondamentales, manifeste une
conscience critique à l’égard de tout ce qui se fait et tout ce qui se dit
autour de lui. Ce point de vue suppose qu’on observe lucidement l’ensemble
de ce que nous disent les publicités, omniprésentes dans le champ social, et
qu’on s’interroge sur le sens profond de ce que leur discours nous prescrit.
Là se situe l’idéologie
publicitaire. Elle englobe toutes les représentations que la publicité nous
met dans la tête ainsi que le “ mode d’emploi ” de l’existence
qu’elle tend conséquemment à nous faire adopter. Cette idéologie agit par
son contenu et par ses stratégies spécifiques. Explorons ici ses divers
niveaux d’influence et les formes de sa domination.
Cinq niveaux d’influence
1/ La conduite d’achat
Chacun sait qu’une
publicité cherche à faire acheter ou consommer ; chacun se croit libre parce
qu’il le sait. C’est en effet l’aspect le plus visible de son action,
celui auquel il nous semble le plus facile de résister. Je choisis telle
marque, j’achète ou non ce produit, je préfère faire appel à cet organisme
de préférence à tel autre : je suis libre !
Cette apparente liberté du
client que je suis n’en couvre pas moins un premier niveau de conditionnement,
c’est qu’on me dit sans cesse qu’il faut acheter. Ce rappel, que me
lancent les multiples signaux de la vie quotidienne (revues, courrier, affiches,
spots, enseignes), est de plus ritualisé au fil des fêtes, foires et saisons.
On jalonne ma vie de “ besoins ” d’achat ; on me répète qu’exister,
c’est saliver. Je vis dans un monde de lèche-vitrines où ce sont les
vitrines qui me lèchent. “ Ça fait trois semaines que je n’ai rien acheté
! ” déplore une consommatrice. “
Prenez de l’avance sur les fêtes ”, clame un grand magasin dès le mois
d’octobre. Ainsi se constitue au fond de nous une nouvelle instance psychique
: la pulsion d’achat, instance première, normative, véritable impératif catégorique
de l’idéologie publicitaire.
2/ Le comportement de
consommation
La liberté de choix est évidente,
dit-on, puisque “ les marques se concurrencent ”. Certes. Mais le
consommateur voit-il qu’il ne choisit pas librement la nature de ses
consom-mations ? Ce dont nous croyons avoir besoin est le fruit d’un
conditionnement commercial à base de mimétismes sociaux. J’hésite entre dix
marques de “ jeans ” : je ne mets pas en doute qu’il est bon, qu’il est
beau, et tellement “ jeune ” d’adopter cette mode. J’ai le choix entre
mille et une boissons pétillantes et sucrées, mais je ne m’aperçois pas que
je cède à l’impératif de boire, en été, pétillant et sucré. Idem pour
les divers produits de beauté, dont l’ensemble persuade qu’il est
indispensable d’user de crèmes de toutes sortes pour offrir un visage
socialement acceptable. L’usage rituel de produits de beauté fait croire que
la beauté ne saurait être que produite (par le miracle de l’industrie). La
liberté de choix cache ainsi l’obligation de choisir. Au niveau des produits
pris isolément, les prescriptions d’achat se concurrencent, mais en revanche,
au niveau des comportements de consommation, elles se renforcent. La grande
masse de publicités en faveur de l’alcool, du tabac ou de l’automobile,
quoique concurrentielles, convergent pour préconiser leurs ivresses spécifiques
: il faut fumer, boire et conduire. “ La promotion de l’usage, dit le
professeur Got, porte en elle-même la promotion de l’abus. ” Et ces modes
de consommation deviennent peu à peu des styles de vie censés incarner le
bonheur moderne.
3/ Le modèle de bonheur
Toutes publicités
confondues, depuis des décennies, l’idéologie publicitaire dresse à nos
yeux, et à ceux des enfants, une représentation idéale du bonheur dans la “
société de consommation ”. Résumons ce beau programme :
-il faut jouir : le plaisir
d’abord ! Le plaisir de consommer, de consommer tout de suite, de consommer égocentriquement
(même si c’est avec d’autres). C’est le “ devoir de plaisir ”, qui
exige la satisfaction de l’envie immédiate, matérielle, superficielle,
extravertie ;
-il faut “ rêver ” et,
plus précisément, rêver de consommations qui recèlent, par elles-mêmes, les
grandes valeurs de la vie. Toutes les dimensions de l’être humain
(l’intelligence, la santé, la beauté, l’amour, la convivialité, la
grandeur, l’engagement politique, voire révolutionnaire) étant réduites aux
produits qui les “ signifient ”, inutile de tenter de vivre ailleurs ;
-il faut “ croire ”,
c’est-à-dire s’en remettre à la solution “ produit ”, quel que soit le
problème que l’on rencontre existentiellement ; le culte du produit-héros, célèbré
dans toute publicité, s’étend naturellement du produit à ceux qui le
produisent : les industriels, les grands capitaines de l’économie libérale,
les multinationales qui ne pensent qu’à vous assister, et dont l’essence
divine réside dans le nom, c’est-à-dire la Marque (Vous en rêviez, Tony
l’a fait) : la Marque devient alors pour beaucoup la seule identité, l’être
social par excellence -et
l’illustration parfaite de l’aliénation, puisque le sujet, en la portant,
se glorifie de sa servitude ;
-il faut tout consommer,
collectivement, qu’il s’agisse de réalités ou de symboles, de choses de la
nature ou de fruits de la culture. Sous le signe de la pulsion consommatrice, la
rhétorique publicitaire associe désir d’achat et pulsion sexuelle, soif
d’information et dévoration d’événements, etc. La “ marchandisation ”
du monde a l’avantage de tout transformer en produit consommable et jetable. Dès
lors, la soumission à la consommation, la consoumission, permet de participer
au vaste mouvement consensuel et euphorique de la modernité. Honte à qui
refuserait de suivre notre fantastique époque de progrès, et tenterait de dégriser
les drogués de la surconsommation en tirant la sonnette d’alarme écologiste...
La pauvreté de ce modèle
peut faire rire, mais ne doit pas nous dissimuler sa nocivité : il enferme en
effet le consommateur dans une frustration chronique (aucun produit ne peut
tenir la promesse de ses signes), dans une course inassouvie à la
surconsommation tragique, dans une idée de soi qui est un leurre sur soi-même.
Le fossé entre l’opium publicitaire et les réalités de la vie, lequel
commence dès l’enfance, entretient dans le grand public une sorte de
schizophrénie collective, entre délire et sinistrose, grosse de déchirements
potentiels et de lendemains qui déchantent.
4/ Le modèle de
communication
La publicité se prétend
“ communication ”. Or, la vraie communication suppose dialogue et parité
dans l’échange. Ce coup de force sémantique est révélateur : toute idéologie
fausse le sens des mots, pour égarer les gens. Car, en vérité, le discours
publicitaire est toujours à sens unique : il impose unilatéralement son
message public à des individus isolés. L’émetteur n’apparaît pas, ses
injonctions semblant venir le plus souvent de partout à la fois, anonymement.
Le destinataire que nous sommes (appelé “ cible ”) n’a pas droit de réponse
: si l’on peut acheter ou non, on ne peut pas répondre aux messages
publicitaires qui nous sont adressés au niveau idéologique qui est le leur. Le
public, clandestinement radiographié par les études de marché, n’est
absolument pas considéré comme partenaire libre d’un dialogue égalitaire ;
il est traité en troupeau fantasmant ; il est travaillé au niveau inconscient,
au niveau réflexe ; et c’est tout juste si on lui offre, pour peaufiner son
conditionnement, les “ rationalisations a posteriori ” qui lui donnent
l’illusion de choisir librement. Enfin, les publicitaires s’arrogent le
droit de “ communiquer ” sans prévenir, où bon leur semble, pour jouer de
l’effet de surprise et pénétrer par effraction dans le for intérieur du
destinataire (coupures de films, publicités clandestines, etc).
Or, les publicitaires ont
fait croire à la plupart des responsables chargés de former positivement les
citoyens que leur modèle communicationnel était le type idéal d’éducation
populaire ! Les publicités dites d’intérêt général, les campagnes
humanitaires, les officines gouvernementales les mieux intentionnées (?), les
institutions “ respectables ”, en communi-quant de la sorte, croient “
conscientiser ” les gens de façon efficace et “ moderne ”. En réalité,
ce discours infantilise ceux qu’il prétend rendre conscients, en tentant de
leur dicter des conduites-réflexes. On traite les citoyens en mineurs dans la
façon même dont on les appelle à vivre en majeurs. Les politiciens à leur
tour se sont massivement mis à pervertir leurs messages en recourant au modèle
publicitaire. Ainsi est né le marketing politique, avec toutes ses dérives,
l’une d’elles étant l’emploi récent, à toutes les sauces, du
qualificatif “ citoyen ”.
5/ Le mode de pensée
Dans le déroulement
ordinaire de son discours, la publicité recourt sans cesse aux sophismes de
l’image, falsifie le sens des mots, destructure l’ordre logique. Ce langage,
dès le plus jeune âge, façonne ainsi des modes de pensée qui sont à
l’opposé de la raison cartésienne. La règle publicitaire, qui oblige à
faire du produit un spectacle, conduit l’enfant à confondre l’image et la
chose, le visible et le réel. Règne ensuite la culture de l’amalgame : la
publicité pratique cette rhétorique de l’association selon laquelle
n’importe quelle valeur peut être associée à n’importe quel produit (la
beauté du sport par exemple à la célébration de boissons alcoolisées). La
rythmique publicitaire (jingles, chocs et frissons), les montages chaotiques et
“ déments ”, en tentant de happer au lieu de convaincre, en nous
saisissant viscéralement pour contourner nos résistances conscientes, font prédominer
les conduites-réflexes sur toute démarche réfléchie. En liaison avec la trépidation
médiatique et les oripeaux de la société de spectacle, c’est toute une
relation au monde fondée sur l’adhésion sensorielle et le refus de penser
que tisse la publicité dans la
“ conscience ” collective. Ce mode de pensée instaure, en réalité,
le règne de l’impensé...
Le pire est ici qu’un
certain nombre de sociologues et autres gourous de la psychologie moderne
trouvent cela très bien, et se réjouissent de voir enfin le cerveau retrouver
les délices de l’irrationnel en cultivant son “ hémisphère droit ”.
Moyennant quoi les générations occidentales se livrent sans remords à la
course au fric et à la surconsommation, au nom de la modernité et de la
mondialisation, sans préoccupation éthique, sans vouloir voir le lien entre
les misères de la planète et les excès de leur train de vie, sans même se
poser le problème de leur propre avenir que menacent des catastrophes
environnementales. Mais c’est précisément là la visée de l’idéologie
publicitaire : entretenir l’irrationalité des foules consommatrices, pour les
empêcher de prendre conscience.
Le système de domination
Si ces traits du discours
publicitaire constituent bien une idéologie perverse et déshumanisante, la
question est de savoir comment elle est parvenue à s’imposer. à l’analyse
qualitative de sa nature doit s’ajouter l’analyse quantitative de sa
puissance, c’est-à-dire des formes extérieures de sa domination. Une idéologie
n’est vraiment aliénante que lorsqu’elle est dominante. Or, l’omniprésence
de la publicité, son hypertrophie et les légitimations “ culturelles ”
qu’elle s’est trouvées dans les médias ont fait de son idéologie depuis
une vingtaine d’années bien plus qu’une philosophie dominante : un ordre,
un ordre oppressif qui tente violemment de pénétrer et de façonner tous les
esprits.
A/ L’impérialisme
publicitaire est patent, comme le montre l’essor des publicités à la télévision
française depuis I968 (voir encadré)
B/ La “ légitimation ”
du système est allée de pair avec sa pénétration dans les journaux et médias,
de sorte que peu de choses séparent maintenant l’idéologie médiatique,
prise globalement, de l’idéologie publicitaire. Tout est annonce, tout est
“ pub ” : tous les modèles d’existence désirables exposés dans les émissions
télévisées grand public s’apparentent au
“ bonheur conforme ” programmé par les publicités. D’autre part,
les diverses formes de parrainage des émissions, la pression des annonceurs qui
financent les médias, la banalisation du “ discours commercial ” sur toutes
les chaînes ou presque, la célébration de la pub-culture et les rubriques
journalistiques de connivence qui en suivent l’actualité, tout cela est fait
pour rendre, aux yeux des téléspectateurs, l’univers publicitaire
consubstantiel de leur monde quotidien (cf. la rubrique de Télé 7 Jours : “
Ces marques liées à votre vie ” ). Bref, “ normal ”.
C/ L’ordre de la
consommation règne d’autant mieux qu’il ne prend plus l’air de dominer.
L’omniprésence quantitative du phénomène publicitaire entraîne en effet un
changement qualitatif dans sa façon d’imposer ses modèles : sa norme paraît
“ normale ”. Elle ne dit plus d’un ton menaçant : “ Faites ainsi ”,
mais tranquillement : “ Tout le monde fait comme cela ”. L’injonction
publicitaire n’est plus : “ Voilà ce que tu dois être ”, mais elle
devient : “ Voilà ce que tu es. ” Le mode indicatif se révèle dès lors
beaucoup plus insidieux, plus oppressif, que le mode impératif. Il suffit que
les mêmes consommations, les mêmes modèles d’existence, les mêmes “
nouvelles mœurs ” se répandent dans le très partiel cadre médiatico-publicitaire
pour que la foule, aussitôt, les reçoive comme majoritaires, et donc devant être
suivis. L’idéologie prend l’allure d’un nécessaire consensus démocratique.
La banalisation devient véritablement la forme moderne de la normativité. Et
les publicitaires, feignant d’observer comme normaux ces modèles qu’ils ont
répandus, viennent nous raconter qu’ils ne font que refléter la société !
Pour peu que nous trouvions quelques différences entre les représentations
qu’ils nous donnent de nous-mêmes et ce que nous nous sentons appelés à être,
ils prétendent alors qu’ils anticipent sur notre devenir. Il faudra donc nous
conformer au miroir qu’ils nous donnent de notre modernité... Et nous ne
sommes pas les seuls à devoir suivre la voie de cette uniformisation : les
peuples du tiers-monde ne sauraient y échapper. Ce qu’on appelle
mondialisation n’est que l’extension à toute la planète de l’idéologie
de la consommation, qui dévore tous ceux qu’elle touche.
La lutte antipublicitaire
est un combat essentiellement idéologique.
F. B.
A lire de François Brune :
Le Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire (Gallimard, 1985),
“ Les Médias pensent comme moi ! ” (L’harmattan, 1997).