Connaissez-vous Vance
Packard ? Il fut le premier, avec son ouvrage The Hidden Persuaders1, à attirer
dès 1957 l’attention du public sur les techniques de manipulation mentale.
Vous savez, ces techniques que la loi antisecte a
finalement renoncé à interdire… peut-être parce qu’elles sont plus
souvent utilisées par les publicitaires que par les sectes.
En 1964, il publie un autre
ouvrage, Une société sans défense, sur la surveillance et le fichage de la
population par la police, mais surtout par les entreprises, où cette fois il
n’hésite pas à comparer la société dans laquelle il vit, l’Amérique des
années 1960, aux œuvres d’anticipation de George Orwell et d’Aldous Huxley
: 1984 et Le Meilleur des mondes.
Le temps a passé depuis
mais les livres de Vance Packard, de George Orwell et d’Aldous Huxley n’ont
rien perdu de leur actualité. Le monde dans lequel nous vivons correspond à
peu de choses près à ce qui était à l’époque imaginé comme un cauchemar.
Pourtant une fausse note
subsiste : la dictature que redoutaient Orwell et Huxley était d’inspiration
soviétique, mais le “ totalitarisme tranquille ” (2) que nous connaissons aujourd’hui est capitaliste. Hormis
cela, tout correspond : l’œil des caméras de vidéosurveillance épie chacun
de nos gestes, nous sommes au seuil d’une normalisation génétique, la voix
des médias nous berce du lever au coucher dans la douce anesthésie d’un
divertissement médiocre et nous assure que notre monde serait parfait sans la
petite délinquance et la contestation politique. Ce divertissement insipide
comme un sucre d’orge porte même un nom : le tittytainment. Ce terme inventé
par Zbigniew Brzezinski, qui fut conseiller pour la sécurité nationale auprès
de Jimmy Carter, est une contraction de entertainment (divertissement) et de
tits (seins en argot américain). L’évocation des seins se réfère ici plus
à leur fonction nourricière qu’érotique. L’idée de Zbigniew est que,
dans un monde où 20 % de la population mondiale suffira à faire tourner l’économie,
le problème des nantis consistera à doser le pain et les jeux qu’il leur
sera nécessaire d’accorder à la majorité démunie afin qu’elle se tienne
tranquille :
Un coktail de divertissement
abrutissant et d’alimentation suffisante permettrait selon lui de maintenir de
bonne humeur la population frustrée de la planète (3).
C’est là que réside la
différence entre le totalitarisme communiste et celui de nos “ démocraties-marchés
(4) ” : l’ultralibéralisme a compris qu’il pouvait contenir par la
douceur ses populations dans une aliénation passive que Staline cherchait à
imposer par la force. Sylvio Berlusconi n’a menacé personne pour arriver au
pouvoir, il a acheté des chaînes de télévision. Dans le roman de George
Orwell, la population ne peut pas éteindre la télévision dans les
appartements individuels. Dans l’Italie capitaliste, elle le peut, mais elle
ne le fait pas. Et l’auteur du Meilleur des mondes l’avait déjà compris :
Aldous Huxley n’a-t-il pas
écrit que le mot d’ordre devenu classique de Patrick Henry – la liberté ou
la mort – paraîtrait aujourd’hui mélodramatique ? Nous l’avons remplacé,
soutient-il, par des exigences d’un tout autre ordre : “ Donnez-nous des télévisions
et des hamburgers, mais débarrassez-nous des responsabilités de la liberté
(5). ”
Ce nouveau mot d’ordre
sonne le glas de nos démocraties. Un exemple ? La disparition du commerce de
proximité au profit de la grande distribution. Les grandes surfaces se sont
imposées par la douceur et la séduction à nos habitudes de consommation. Des
prix bas, une gamme étendue de produits et de services : le consommateur ne résiste
pas. Pourquoi résisterait-il ? Il ne veut pas comprendre que, quand la grande
distribution aura totalement éliminé le commerce de proximité et quand les
fusions entre groupes auront abouti à un partage stable du territoire, les
distributeurs n’auront plus aucune raison de se gêner pour augmenter
subrepticement leurs marges commerciales… mais ils n’auront pas davantage de
raisons de revenir contrepartie de cette augmentation au choix et à la qualité
autrefois assurés par le commerce de proximité ! Ils auront imposé une
implacable dégradation du service rendu aux consommateurs en éliminant la
production artisanale et en exigeant de leur fournisseurs rapidité
d’approvisionnement et quantités industrielles au détriment de toute qualité.
Lorsqu’on est parvenu à s’assurer le monopole d’un marché et que tout
boycottage est devenu impossible, on peut tout à coup démasquer ses longues
dents et tirer une grosse marge bénéficiaire de mauvais produits.
Le choix de la grande
distribution aura été effectué “ démocratiquement ”, comme celui de la télévision
de Berlusconi. Les réactions des consommateurs ne sont pas difficiles à prévoir,
elles font l’objet de tant d’investigations, d’études et de sondages que
les pièges tendus par les experts du marketing font mouche à tous les coups.
C’est pour cela que la démocratie est si facile à acheter.
L’ultralibéralisme a
parfaitement compris que les méthodes staliniennes tant redoutées par Huxley
et Orwell étaient aussi maladroites qu’inutiles : pourquoi contraindre
brutalement les citoyens à une béate passivité alors qu’une connaissance
plus approfondie de leurs comportements démontre qu’ils ne demandent que cela
? La population n’a nul besoin que l’aliénation soit obligatoire pour s’y
adonner. Personne n’oblige encore les Italiens à regarder les chaînes de télévision
de Berlusconi. Ce n’est que dans un second temps, quand tous les autres médias
auront été éliminés, que celui-là deviendra obligatoire. Parce que la
population préfère le divertissement à l’analyse, les grands groupes de
presse et de télévision qui proposent un divertissement facile plutôt que des
analyses sérieuses éliminent le journalisme d’investigation honnête et
s’assurent progressivement un monopole de fait. Une fois ce monopole installé
par le “ choix démocratique du marché ”, les informations indispensables
à la vie quotidienne ne passeront plus que par ce vecteur unique et le rendront
obligatoire. Après que nous lui aurons nous-mêmes souhaité la bienvenue, la
dictature sera entrée par nos portes grandes ouvertes et se sera installée à
notre table .
(1) En traduction française
: La Persuasion clandestine, Calmann-Lévy, 1958.
(2) André Bellon, Anne-Cécile
Robert, Un totalitarisme tranquille, Syllepse, 2001.
(3) Hans-Peter Martin et
Harald Schumann, Le Piège de la mondialisation, Solin – Actes Sud, 1997, page 13.
(4) Gilles Châtelet, Vivre
et penser comme des porcs, Folio, 1999.
(5) Vance Packard, Une société
sans défense, Calmann-Lévy, 1965, page 22.