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Projet de loi

Casseurs de pub

La pub contre l’ esprit de révolte

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. » Albert Camus.

Le niveau de vie a progressé de 3 % par an entre 1955 et 1995 : est-ce à dire que le « bonheur » aurait aussi augmenté de 3 % par an ? La proposition est ridicule, c’est pourtant celle que l’on nous sert à la télévision au moment des infos et lors des « pages » de pub !
La publicité a transformé le monde en quelques décennies beaucoup plus que cela ne s’était fait en huit siècles. Elle voudrait se faire passer pour une distraction futile ou une information des consommateurs. Elle a une lourde responsabilité dans l’évolution des comportements comme le développement de la violence, celui de l’obésité qui touche un jeune sur cinq ou la destruction de la planète.
E. Leclerc se la joue super « écolo » sur ses affiches :
Mais la grande distribution est responsable de la surconsommation.
Pub TBS (ligne de vêtements) : « Tout va bien sur ma planète ».
Alors pourquoi se priver ? Consommons ! consommons !
Pub Honda : un visuel montre le rétroviseur d’une voiture. On y aperçoit un paysage de montagne avec son lac bleu et ses sapins verts. Le slogan est clair : « Les montagnes, les forêts, les campagnes et même les villes sont de vastes terrains de jeux… Alors faites un geste pour cette nature si généreuse et variée, roulez en CR-V. »
La planète : un terrain de jeu ? On ne jouera plus très longtemps !
La pub intègre les individus mais sur la base de leur désintégration.
Elle développe une violence symbolique considérable en cassant les cultures et les valeurs qui sont celles des sociétés traditionnelles. Les enfants vivent, parlent, pensent et rêvent à travers les marques. L’idéologie du « je-positive » qu’elle impose aux jeunes générations explique la fin des chahuts lycéens et de ces joyeuses provocations qui marquèrent, souvent, l’adolescence des générations précédentes. Les enseignants le disent : les jeunes n’organisent plus de grosses bêtises. On connaît à la place une augmentation des incivilités.
Quelle peut être la responsabilité de pubs sexistes et violentes ?
Pub éponges Spontex : un petit hérisson s’approche d’une éponge, côté grattoir. Il la prend pour une femelle et tente de s’accoupler. Il lui grimpe dessus et commence aussitôt ses mouvements de va-et-vient. Les jeux de lumière et la musique montrent que la scène se déroule dans une discothèque, et une voix mâle (celle du DJ ?) explique que l’éponge est extra car elle gratte, gratte, et tout cela sans fin, etc. Le premier hérisson a bientôt fini. Il s’éloigne dès son forfait commis. Un autre hérisson lui succède.
Est-ce une scène de viol collectif ou de « gang-bang » ?
Peu importe car la « femme-éponge » : fallait oser !
Femme-réceptacle, femme-faite-pour-ça ! Bravo Swing-Spontex !
Les universités et les lycées ne font plus trembler les pouvoirs…
Est-ce parce que les jeunes se « shootent » plus à la pub ?
Les jeunes ne seraient plus que 6 % à vouloir changer radicalement le monde, 24 % seulement se disent partisans de réformes importantes. Quatre-vingt-dix pour cent des 18-24 ans se disent très bien ou assez bien dans la société (sondage Ipsos).
Ces jeunes sont pourtant la première génération depuis un siècle à accéder à l’âge adulte dans des conditions pires que celles de leurs parents. Notre génération n’est pas parvenue à transmettre ce flambeau de la révolte que nous avions reçu en héritage.
Apple s’en réjouit qui invite dans ses pubs à remplacer Lénine, Marx et Trotsky par un « micro » tellement plus convivial !
Levi’s exhibe des jeunes qui ne se rassemblent plus pour manifester mais pour s’éclater, pour faire l’amour, pas la révolution !
La vraie révolution serait-elle celle des « Kookaïettes » ? Leur créatif Pascal Manry le pense : « Au-delà du symbole, elle appartient à l’ordre du révélé ou du divin. En ce sens, oui, la Kookaïette pourrait, un jour, être Dieu » (in CLM/BBDO, l’art de saisir ce qui commence, LPM, 1998).
Cette toute-puissance prêtée au « girl power » n’est que le symptôme d’un désir malade de faire passer des fantasmes dans le réel !
Ces fantasmes ne sont pas n’importe lesquels mais ceux dont a besoin le système pour transformer les sociétés de façon à les rendre, dans chacun de leurs aspects, le plus favorables possible au capitalisme.
Nous en pressentons déjà les conséquences : l’ère du clone arrive !
Le clonage n’est pas l’exclusivité de la secte des raéliens ; celle des pubeux ne cesse depuis des années de nous exhiber des individus standardisés, clonés, tous différents mais semblables à la fois. La pub pousse à l’uniformité : uniformité de penser, de sentir, d’être et d’agir.
Le bon peuple trouverait de quoi se contenter dans cet enfer climatisé.
Chaque époque a son mot d’ordre.
Le nôtre est simple : IL FAUT CONSOMMER !
Il faut consommer pour être heureux et différent.
Le Crédit agricole nous le dit avec force :
« Accepter d’être anonyme, ça n’a pas de sens. »
On voit un visuel avec un chapeau semblable aux autres.
Sa seule différence, c’est sa couleur.
Conforama est encore plus direct :
« 100 millions d’heureux : les Confommateurs ! »
Perrier est le grand tout : « No sex. No Drugs. Only Perrier c’est fou. »
Les « pubeux » veulent imposer l’image d’une humanité moutonnière.
Ils rêvent d’une humanité à quatre pattes. Les visuels sont répétitifs.
Pub La City : une femme très maigre, totalement nue, à quatre pattes, les seins pendants, « dialoguant » avec un mouton dans un pré. Le texte dit simplement : « J’ai envie d’un pull. » Le choix de l’animal est précis : le mouton comme symbole de la bêtise et du conformisme.
La responsabilité de la pub (et donc aussi des « pubeux ») dans cet affaiblissement de l’esprit de révolte est considérable.
La pub interdit de dire « non ». Elle développe le «je-positive ». La pub impose de vivre dans le présent. Elle empêche de se projeter sauf dans ces pseudo-identités que sont les modes et les marques. Elle donne pour cela une mauvaise image du peuple. Il doit appartenir au passé : le paysan fait les labours à la main, le fromager est habillé comme autrefois, la lavandière bat le linge, etc. L’ouvrier et l’employé d’aujourd’hui n’ont pas droit à l’image. Cette France d’en bas, selon l’hideuse formule de Raffarin le Pubeux, doit perdre ses modes de consommation traditionnels. La mère qui résiste aux pressions de la pub est une mauvaise mère. Les pères vénérés par la pub sont de simples distributeurs de fric. La pub doit déboulonner toutes les figures qui aident à grandir et à se révolter. La figure du Che (Che Guevara), symbole de l’opposition au capitalisme, est devenue l’icône préféré de la pub. Elle en fait un signe de ralliement autour de l’économie de désir. La pub a besoin de brouiller les cultures. C’est pourquoi « trop de pub ne tue pas la pub » puisque ce « bruit » est l’âme du « tittytainment » (de « tits », les seins en argot américain, et de « entertainment » pour divertissements, néologisme inventé par Zbigniew Brzezinski – ex-conseiller du Président Carter et fondateur du club très fermé de la Trilatérale – pour désigner ces nouveaux jeux du cirque capables d’endormir les 80 % d’exclus). Il faut donc qu’une pub en chasse une autre pour que les humains acceptent ainsi de se perdre dans le flux de la consommation. Il faut que la pub fonctionne selon la logique des faits divers pour que la consommation devienne un divertissement et une diversion. La pub fait passer pour naturel ce qui ne l’est pas : la société de consommation n’est pas une société où l’on consomme plus, mais une société où les objets ne sont plus utilisés pour leur utilité. Qui peut croire qu’une casquette de marque protège mieux du soleil ? La marque est un substitut d’identité pour individus en carence.
La pub est une machine à rendre les gens malheureux. L’un des gourous de la pub, George Chetochine, l’avoue sans fausse pudeur : les publicitaires doivent exploiter ou créer de toutes pièces des peurs. L’individu mal dans sa peau est le meilleur des consommateurs. Si un individu n’a pas de problème ou n’est pas angoissé, il ne se soucie pas des marques, il achète simplement ce dont il a besoin.
La pub doit aussi interdire de dire « oui ». Le rêve est interdit sinon celui qui s’achète et qui peut se mettre dans un Caddie. Les individus doivent perdre leur capacité d’inventer un autre monde pour se vautrer dans celui insatisfaisant de la marchandise. Un amoureux a autre chose à penser que la « Vraie Vie Auchan ». Un « vieux » qui se projette dans l’avenir a autre chose à faire que passer sa RTT dans les boutiques en rêvant aux soldes. La pub est une machine de guerre contre toute culture, morale ou politique. La pub n’est pas sexiste parce que les mecs seraient des salauds mais parce que les femmes n’ont pu devenir les ambassadrices de la société de consommation qu’en devenant des objets de consommation. C’est pourquoi la pub s’en prend aussi aux mâles depuis qu’ils deviennent de bons consommateurs comme les femmes. L’enfant-consommateur sera aussi un enfant-objet. La pub est aussi une machine de guerre contre la société démocratique : pas seulement parce qu’elle fait la promotion de dictateurs mais aussi parce qu’après avoir usurpé le discours politique pour vendre sa société de consommation, elle veut propager aujourd’hui les idées politiques comme on vend des fromages : « L’acte électoral est un acte de consommation comme les autres » (saint Séguéla). Les experts en marketing politique se sont donné deux objectifs : favoriser l’effacement des partis et pour cela « désidéologiser » les débats sous prétexte de rendre leur liberté aux électeurs ; encourager la montée en puissance de la dimension affective : ah ! le cigare de Clinton, la nouvelle coiffure de Voynet, etc. L’abstention et le populisme sont les bâtards de Séguéla et autres pubeux. La politique fonctionne au « dissensus », pas au consensus.
Le fils de pub contre l’homme révolté
Un tribunal des peuples instruira peut-être un jour le procès de la pub en tant que principale responsable du crime contre l’esprit de révolte. Qui d’autre qu’Albert Camus pourrait tenir le rôle de procureur ? La révolte est, disait-il, la dimension essentielle de l’homme.
On peut opposer terme à terme les figures du révolté et du fils de pub.
Le fils de pub oscille sans cesse entre le conformisme et le nihilisme.
Le révolté construit, alors que le fils de pub détruit et se détruit. Il consomme, il se consomme. Il retourne contre lui la logique de la pub.
Le fils de pub erre dans un univers non porteur de sens (valeurs).
La pub fondée sur la transgression banalise tout, avalise tout.
Le révolté habite au contraire un monde qui lui parle et fait sens. Il est nécessairement celui qui prend conscience d’un bien en soi. Sa révolte est fondée sur des jugements de valeur qui débordent sa seule personne. Le fils de pub vit pour lui-même, vit sur lui-même. C’est pourquoi il se consume. La révolte impose, au contraire, de sortir de soi. Elle n’est pas égoïste.
Le fils de pub ne connaît que des réponses à des questions qu’on ne pose même plus. Le révolté doute : il vit du questionnement.
Le fils de pub est un individu non castré qui s’imagine vivre tel un surhomme dans un monde-sans-limite, dans un univers où tout lui est disponible. Le révolté a besoin, lui, d’un sentiment d’incomplétude : on se révolte toujours au nom de quelque chose que l’on veut faire advenir. Il faut, comme le dit Camus, une brèche, il faut du vide.
Le fils de pub ne reconnaît comme sacré que le monde des objets, rendant ainsi le sacré temporel et l’univers des valeurs aléatoire. La pub, en prétendant réaliser « nos » rêves, rend toute mémoire superflue. Elle encourage le réalisme et la soumission à l’ordre des choses. Elle pompe toute son énergie pour en faire un forçat de la consommation. Elle en prive, en revanche, l’esprit de révolte. Mais cet assèchement de la révolte conduit (comme l’a montré Camus) au nihilisme et à la violence car l’opposé de la rébellion n’est pas tant la soumission que la violence nihiliste, celle de la consommation des autres puis de soi.
La pub impose ses « idéaux » et ses « rituels » politiques : elle conduit à vivre le shopping comme un véritable « flirt » avec des objets, elle pousse à vivre la vie sur le mode du « lèche-vitrine », à pénétrer dans les temples de la consommation pour y faire ses dévotions au Dieu-fric, à faire des rues piétonnes des lieux de spectacle de la marchandise, à imposer les soldes comme une nouvelle temporalité, etc. Cette victoire de la pub a, cependant, un goût amer. On a tous quelque chose à redire à la pub, qu’on la trouve trop envahissante, destructrice des valeurs ou génératrice de nuisances et de gaspillages. Nous sommes 13 % à nous dire radicalement opposés à la pub contre 10 % en 1983. Les pubeux devront de plus en plus compter avec nous. Prenons garde aux fausses bonnes solutions : les mouvements de « consom’acteurs » sont trop souvent dupes de leur générosité… Ils accompagnent plutôt qu’ils ne contestent l’essor de la consommation. Il ne s’agit pas de consommer autrement mais de sortir de la consommation. Il ne s’agit pas davantage de réaliser une éducation critique à la pub dans le cadre notamment des écoles sous prétexte de rendre les enfants moins fragiles face à la manipulation publicitaire. Il s’agit bien au contraire de faire appliquer la loi qui interdit certaines pubs et de créer et d’étendre des espaces et des moments sans pub.
Paul Ariès