Images (publicitaires) :
le bonheur est dans lillusion
Devant le célèbre tableau de Magritte qui
représente une pipe tout en précisant « Ceci nest
pas une pipe », le spectateur normal sesclaffe :
Si ce nest pas une pipe, ben alors, quest-ce que cest
?
Réponse :
Cest la représentation dune pipe...
Ah ?
Eh oui ! Il y a certes quelque ressemblance formelle avec lobjet en question,
ce qui permet de sy référer. Mais, si limage renvoie
à la réalité de la pipe, elle nest pas une pipe.
La preuve ? On ne peut pas fumer avec Alors, de grâce, ne confondons
pas !
Cette confusion entre le signe et la chose signifiée est pourtant tenace.
Elle est à la base dune convention quon nomme le réalisme,
pour laquelle voir cest croire. Convention qui peut avoir sa justification
dans lordre artistique, mais qui devient, dans son utilisation publicitaire,
une véritable culture de lillusion. Osons donc un peu réfléchir
sur ces images qui ne voudraient quêtre absorbées
1 - Limage nest jamais le réel
Quil sagisse dune pipe, dun soleil couchant ou de mon
beau visage, limage nest jamais le « réel ».
On ne peut même pas dire quelle reflète « le »
réel, puisquelle ne peut chaque fois quen refléter
un reflet, à un moment donné. Aussi « réaliste »
que prétende être limage dun objet, aussi spectaculaire
que puisse nous sembler laspect phénoménal des choses quon
croit « saisir » en le photographiant, nous nappréhendons
chaque fois quune apparence parmi une infinité dautres, et
ceci à un instant précis parmi une infinité dautres
instants Même au pur plan visuel, même en nen visant
que la plus plate reproduction, limage ment toujours dans la mesure où
elle sélectionne une très infime partie du visible, où
elle lamplifie par ce simple choix, et où elle cache du même
coup tout ce quelle ne montre pas. Quon le veuille ou non, limage
« réaliste » ne peut à la fois vous donner la face
et le profil. Montrer la face, cest toujours cacher le profil. Et vice
versa. Ainsi, dans le seul ordre du visible, lexhibition dune image
occulte tout le reste, cest-à-dire linfini miroitement des
choses...
2 - Limpression dévidence est un leurre
Or, en dépit de ces simples constats, limage bénéficie
dun préjugé constant : sa transparence à la réalité.
On croit on veut tenir en elle lobjet auquel elle renvoie.
Étymologiquement, le visible cest lévident
ce qui « saute aux yeux ». La publicité affecte toujours
doffrir le « réel » du produit dans le reflet quelle
choisit den donner. Sophisme permanent dans lequel sont piégés
les spectateurs dès leur plus jeune âge. Non seulement voir, cest
croire, mais, bien vite, nest crédible que ce que lon voit.
Nexiste que ce qui est « vu ». Il faut « montrer ».
Cette antienne des publicitaires est devenue celle de tous les professionnels
des médias. Et pour lhomme de la ville, nexiste bientôt
plus que ce qui est « vu à la télé »
Voyez cette affiche ou ce spot. Le produit est là, incontestable : il
simpose à la vue. Il simpose avec toutes ses qualités
supposées, qui semblent simplement mises en évidence alors quelles
ont été en réalité mises en scène. La valorisation
des objets est déjà dans la simple affirmation de leur «
réalité » par le visuel publicitaire : montrer cest
démontrer. On a beau savoir (quelque part) que limage est travaillée,
cadrée, truquée, il nempêche. Angles de prises de
vue, plans, contrastes et jeux des couleurs, plongées ou contre-plongées,
zooms, fondus enchaînés, etc., on le sait, on le sait. Nen
demeure pas moins le réflexe de base qui consiste à ajouter foi
à ce quon voit, même chez le spectateur averti ou le cinéphile
formé à la rude école de Télérama. Notre
perception la plus « spontanée » est parasitée par
ce réflexe idéologique qui commande de se fier à lévidence
première des objets, « révélée » par
leur image.
Léducation du sens critique devrait donc avant tout apprendre à
se méfier de ces représentations. Bien au contraire, la rhétorique
publicitaire vise à renforcer ce préjugé, cette confiance
immédiate en limage qui entraîne ladhésion réflexe
aux choses. Elle court-circuite la démarche rationnelle, dont le propre
est de les séparer pour les analyser. À travers le visuel, auquel
seront associés des éléments symboliques ou mythiques1,
ce quon montre est indiscutable, pour la bonne raison quon ne discute
pas ce qui est. « Fiez-vous aux apparences », disait précisément
une publicité de voiture ! Lintelligence doit donc abdiquer. Limmédiateté
du sensible (réduit au visible) supprime toute distance critique. Dès
lors, lesprit na plus quà se soumettre au pouvoir des
images, qui nest autre que le pouvoir de ceux qui les produisent.
3 - Visualiser, cest déréaliser
Visualiser est lobjectif affirmé des « communicateurs »,
qui invoquent la légitime nécessité de rendre concrets
leurs messages. Mais cette visualisation systématique aboutit à
lopposé de ce quelle prétend faire : elle substitue
à la nature pleine et entière des choses un « imaginaire
» artificiel, partiel, décalé, et finalement virtuel ! Le
surgissement visuel des objets et des produits, sur les écrans ou les
murs de la cité, exclut en effet de notre regard lessentiel de
ce qui les constitue. Et ceci à plusieurs niveaux :
Lhypertrophie du visuel « déréalise »
dabord le produit, au niveau purement sensible, en niant limportance
des autres approches sensorielles par lesquelles on peut le tester (palper,
sentir, écouter, encore que les bruitages ou les tentatives de
« marketing olfactif » tentent de corriger cette mutilation !).
Par principe, elle met hors jeu tout examen critique de la consistance
effective des produits présentés. Certes, le visuel saccompagne
souvent de texte, mais celui-ci, faussement explicatif, na pour fonction
que de « vacciner » ou de satisfaire lattente rationnelle
du client potentiel. Pour le reste, en inscrivant les choses dans le seul ordre
dun « désir » qui doit déjà les boire
des yeux, cette manipulation bon enfant élimine tout ce qui est de lordre
de la connaissance objective (connaissance des produits, que les associations
de consommateurs tentent justement de rétablir). En niant donc le caractère
intelligible de la réalité, les tenants de limage font sciemment
« vivre » leurs spectateurs dans un monde factice. Visualiser, cest
mentir par omission.
La rhétorique publicitaire dépouille enfin les marchandises
et la consommation de leur dimension en quelque sorte politique. Et cette dé-politisation
nest sans doute pas le moindre aspect de sa dé-réalisation.
Un produit est en effet bien autre chose que ce simple amas de matière
que lon trouve dans un emballage. Il est une réalité économique
et sociale, il a une dimension culturelle, il met en relation des citoyens,
mais aussi il conditionne leurs modes de vie, il peut être loccasion
dexploitations éhontées ou de destructions massives,
tout ce que masquent les séductions de limage. La réduction
du produit à un spectacle exclut ainsi :
- en amont : lhistoire de la marchandise, lorigine des matières
premières, les processus de fabrication et de diffusion, le traitement
social des êtres humains qui le produisent (toutes réalités
quil faut rappeler sans cesse contre la désinformation incessante
à laquelle se livrent les firmes, les marques et leurs publicitaires)
;
- en aval : lanalyse des caractéristiques objectives du produit,
la connaissance pratique de ses qualités à lusage, les essais
comparatifs qui permettent de le situer parmi ses concurrents, les inconvénients
à long terme quil peut avoir sur la santé, sur les rapports
sociaux, sur lenvironnement, etc. Quand on cherche vraiment à savoir,
on est sidéré dobserver à quel point ces informations,
pourtant élémentaires, sont un perpétuel démenti
de limage publicitaire. Le savoir pulvérise le voir
Mais voilà : si lacheteur accédait à ces connaissances,
lacte dachat et lusage des produits reprendraient pour lui
leur caractère social et politique. Il sinterrogerait sur ses besoins
réels, sur ceux de ses concitoyens, sur lorganisation politico-économique
de la société. Il en viendrait à repenser la nature de
ses échanges avec les autres membres de sa communauté ou de sa
nation, ainsi quavec les êtres humains du monde entier. Il pourrait
se mettre à rêver de communautés démocratiques axées
sur la recherche dune « convivialité » maîtrisée.
Contre cette dangereuse dérive, la réduction du réel à
limage, en facilitant les adhésions machinales, permet dabsorber
sans penser, et donc fonde la société de consommation. Car la
consommation des choses se prépare dans la consommation des images, dans
loubli de toute vraie relation humaine.
4 - Est-ce le récepteur qui construit limage ?
Mais voici larmée des iconolâtres qui lèvent ses boucliers.
Limage est libératrice ! sexclament-ils. Ce nest pas
elle qui conditionne le sujet humain, cest lui qui la construit, qui la
« rêve », qui la remodèle selon ses désirs,
ou selon son expérience antérieure du « réel ».
On ne perçoit que ce que lon veut, on sélectionne spontanément,
on ignore ce qui ne nous intéresse pas, et lon échappe ainsi
au conditionnement prétendument lié aux représentations
dominantes de laudiovisuel contemporain. Lactivité de décodage
est déjà un comportement critique. Lire limage implique
lacquisition dun certain nombre de codes, qui sont une forme de
culture, laquelle permet justement déchapper aux manipulations
encodées dans limage. Voyez (cest largument massue)
laisance avec laquelle se meuvent les enfants dans ce monde des images
et des objets
Ces objections, sous prétexte dexalter la « liberté
» du sujet, méconnaissent lampleur des conditionnements socio-idéologiques
qui structurent le regard des gens, qui préconstruisent dès le
plus jeune âge leur perception du réel. Elles reposent au moins
sur deux confusions :
Confusion entre le mécanisme de décodage et lexamen
critique : on peut très bien saisir le « sens » premier de
limage quon perçoit (ce à quoi elle renvoie) sans
pour autant être capable dun examen critique de ses connotations
ambiguës ou de son usage idéologique. Ce sont là deux niveaux
très différents dapprentissage. Par exemple, tout en sachant
bien que limage et la réalité sont deux choses différentes,
la plupart des spectateurs restent marqués par lillusion réaliste
que Magritte démystifie. Ils ne pourraient pas « décoder
» sans avoir intégré le code dont ils usent cest-à-dire
sans être « formatés » par les présupposés
du code en question. En vérité, le récepteur ne construit
limage quà partir dimages préconstruites
en lui-même !
Confusion entre le récepteur pris isolément, dans un lieu
où on laide à verbaliser (à lécole ou
en famille), et la foule des récepteurs anonymes, bombardés dimages
omniprésentes du monde contemporain, quils reçoivent massivement,
sans avoir le recul nécessaire pour se repérer dans ce chaos.
Cette confusion est souvent le fait daimables psychologues qui, par exemple
au cours dun entretien, vont faire réagir et fantasmer leur client
sur des images quon lui expose : les conditions mêmes de cette expérience
(qui pousse le sujet à projeter et imaginer), le présupposé
méthodologique du thérapeute (qui est de ne rechercher, dans «
linconscient » de son client, que son fantasme original) font aisément
penser que chacun fait ce quil veut des images quil reçoit.
Idem, lorsquun pédagogue isole un groupe de personnes quil
interroge et quil amène, par la dynamique même de cette mise
en question, à un examen critique quaucun des participants naurait
fait spontanément. Ces « expériences » font oublier
que cest dans un flux dimages, dont il na pas le loisir de
se distancier, que le jeune citoyen est embarqué, quil soit placé
des heures durant devant lécran télévisuel,
ou ballotté dans le tourbillon des signes de la ville (affiches, vitrines,
etc.). Son image du monde, cest dabord un monde dimages. Et
ce monde dimages normalise en lui la vision des êtres et des choses,
avant même quil ne les expérimente.
Ainsi, chez le récepteur moderne, les images précèdent
la perception, lui dictant langle à travers lequel il devra «
regarder »
5 - Images violentes, ou violence des images ?
On a beaucoup parlé, fin 2002, de la violence à la télévision.
Faut-il interdire les images de violence et les scènes pornographiques
? Sur ce sujet, les partisans de linterdiction, qui nabordent que
le problème du contenu de certaines images télévisées,
et les iconolâtres libéraux, centrés sur limage en
soi, ont été également incapables danalyser laliénation
produite par le système des images.
Question : les images traumatisantes traumatisent-elles ? Oui, bien sûr.
Elles sont faites pour cela, pour choquer donc capter, dans la droite ligne
de la « tyrannie » de laudimat et de la publicité.
Cest donc cette tyrannie quil faut mettre à bas. Les répressifs
ségarent quand ils croient, par linterdiction, combattre
les symptômes du système sans sattaquer au système.
Les permissifs, quant à eux, sont désarmants de naïveté
ou de cynisme, quand par peur dinterdire , ils nous expliquent
que le traumatisme existe aussi dans la réalité, quil est
donc légitime de le refléter par ce déluge dimages
violentes dont les enfants auraient aussi besoin, et donc quil faut seulement
appeler les familles à en discuter (quelles « familles »,
au fait ? Quest devenue la « famille » ?) et les éducateurs
à éduquer (quels « éducateurs », au fait ?
Dans quels lieux éducatifs, dans quelle école sereine, à
travers quels « programmes » ?). « Le porno bientôt
privé de télé ? » saffole soudain le supplément
du Monde-Télé, comme si une nouvelle liberté était
gravement menacée On ne touche pas au système dimages
: ce serait menacer la consommation.
Question : les images de violence rendent-elles violents les jeunes qui les
reçoivent ? Y aurait-il passage à lacte, dans les cours
de récréation ou les toilettes des lycées ? Les répressifs
citent des exemples épars, ici ou là. Les permissifs reprenant
tout à coup la rhétorique du réel leur répondent
que limage est loin davoir de tels effets, que ne passent à
lacte que ceux qui, de toute façon, étaient poussés
à le faire par dautres mobiles profonds (liés à leurs
réelles conditions de vie socio-familio-économico-psychologiques,
etc). Mais sinterroge-t-on sur le principal effet de ces spectacles, à
savoir la banalisation de la violence ? Et donc sa légitimation. Dresser
sur le petit écran le tableau dun monde de violences incessantes,
compte tenu de la priori dominant selon lequel image = réalité,
cest bien autre chose que pousser à des comportements violents,
cest surtout idéologiquement habituer à un
monde dinjustices où les forts écrasent les faibles, où
rien nest plus naturel que le « désordre établi »
de nos sociétés, qui va de la jungle des affaires à la
férocité des rapports interindividuels (avec viols, perversités
sexuelles, meurtres et autres plaisanteries quotidiennes si répandues
dans la France den bas comme dans celle den haut). Banalisation
de la violence pour les plus jeunes, qui nexclut pas, pour les moins jeunes,
le vrombissement étudié des sirènes sécuritaires
Le paradoxe, cest que, de ce tableau chaotique issu de la tyrannie de
laudimat, elle-même engendrée par limpérialisme
publicitaire , la publicité se présente comme la première
consolatrice, par les bonheurs idylliques que promettent les produits faits
spectacles. Cest à la fois la contradiction (apparente) et la cohérence
(profonde) de ce monde factice, la fiction « réaliste » dune
société dimages contradictoires à travers laquelle
on exhorte lindividu à trouver son sens, hors de toute réalité,
dans une frustration chronique grosse de violences potentielles.
6 - La grande frustration
Le fait que limage passe pour transparente au réel nempêche
pas, hélas, le monde objectif dexister par ailleurs. Quelle attitude
adopter quand les expériences diverses que lon fait des choses
ou des êtres ne coïncident pas avec les images quon nous a
mises dans la tête ? Cest-à-dire quand on rencontre le fameux
« principe de réalité » ?
On peut dabord tenter de ne pas considérer la réalité
qui dérange, et cultiver une subtile cécité sélective.
Par exemple, au lieu dincriminer la publicité mensongère,
je vais continuer de croire aux belles images publicitaires et, refoulant mes
déboires, rechercher frénétiquement « le »
ou les produits enfin semblables au rêve, à « lillusion
réaliste » quon men a donnés Cest
très bon pour le marché, car la quête sera sans fin. Certes,
je ne me libère pas de mon aliénation, mais, après tout,
on peut être heureux par limage en se leurrant toute sa vie : il
suffit de ne pas considérer le bonheur de lillusion comme une illusion
de bonheur. Bref, de fermer les yeux pour sauvegarder limage2
On peut aussi essayer de forcer la réalité à mimer limage.
Je décide alors que les choses ou les êtres doivent impérativement
se conformer à la représentation que les images ont programmée
en moi. Cest mon droit, on me la promis. Par exemple, jattends
de ma partenaire amoureuse quelle tienne les promesses dont les publicités
celles du « porno-chic » quon évoquait justement
ci-dessus mont assuré quelle les incarnait. Quimporte
ses résistances, puisquon ma convaincu que « les femmes
sont faites pour ça » ? Au besoin, je la violenterai gentiment,
cette « salope » qui ne veut pas se reconnaître telle
telle quelle ma été montrée, en symbiose avec
les marchandises que je consomme3. Longue vie donc aux « tournantes »
dans les quartiers sensibles !
7 - Le devoir diconoclastie
Ainsi donc fonctionne le système dimages au service de la «
société de consommation », toujours suscitant la frustration
qui rend malheureux, ou la rancur qui rend violent, parce que les représentations
euphorisantes du bonheur conforme, au lieu dêtre interrogation sur
le réel, ou médiation vers le réel, sont au contraire un
facteur dinadaptation au réel.
Il sensuit que lun des aspects majeurs de la lutte contre la société
de consommation consistera, pour le militant, à briser ce système
dimages partout où il le voit sévir, à en démystifier
les séductions, et pour commencer, à en cesser labsorption.
Cest le devoir diconoclastie
Fraçois Brune
1. Comme le montre Roland Barthes, ce quon appelle
la « dénotation » dune image (son sens premier, ce
à quoi elle renvoie) sert justement, par son apparence « réaliste
», à faire passer comme allant de soi ses sens seconds, cest-à-dire
ses « connotations » (qui valorisent le produit mis en scène).
2. Dans cet irréel bonheur, ce qui est inespéré,
cest que les images me révèlent aussi mon identité.
Je deviens limage (de marque) des produits que je consomme : il suffira
que je me montre, que je sois vu, et chacun saura qui je suis.
3. La violence faite aux femmes par leur représentation publicitaire
est dabord dans limage dégradée quon leur donne
delles-mêmes cest la blessure narcissique, mais elle
est surtout dans ce qui suivra, lorsque les comportements machistes les sommeront
de se soumettre effectivement au carcan de ces normes dégradantes.