Il n'est pas besoin d'être
économiste pour comprendre qu'un individu, ou une
collectivité, tirant la majeure partie de ses ressources de
son capital, et non de ses revenus, est destiné à la
faillite. C'est pourtant le cas des sociétés riches,
qui pillent allègrement les ressources naturelles de la
planète, un patrimoine commun à toute
l'humanité, sans tenir aucun compte du temps nécessaire
à leur renouvellement. Par exemple, le pétrole a mis
des millions d'années à se constituer sous la forme que
nous connaissons actuellement, et il aura suffi de deux
siècles pour faire main basse sur la majeure partie de cette
richesse. De plus, comme si cela ne suffisait pas, notre
modèle économique fondé sur la croissance
provoque une augmentation constante de ces
prélèvements.
Pour ne pas contrarier leurs beaux
calculs, les économistes ont tout simplement
éliminé de leurs raisonnements le paramètre
« nature » ! Ainsi privé d'un paramètre
fondamental, notre modèle économique est
déconnecté de la réalité. En fait, les
économistes vivent dans le monde religieux du xixe
siècle, où la nature était
considérée comme inépuisable. Quand les
économistes (nouveaux prêtres) se retrouvent
confrontés à cet argumentaire, leur réponse est
que le progrès technologique (nouvelle religion) permet de
résoudre ces problèmes. Mais, au contraire, tout
démontre qu'apporter une réponse inadaptée
à un problème l'aggrave. Ce n'est pas avec des
solutions techniques et scientifiques que nous viendrons à
bout de questions culturelles, politiques et philosophiques. Nier la
réalité au profit d'une construction intellectuelle est
le propre d'une idéologie. Nous pourrions donc
considérer que l'économie actuelle est avant tout de
nature idéologique, fût-ce par défaut. La
réalité est plus complexe, car le système
économique est en fait largement livré à
lui-même, sans contrôle politique.
Si nous voulions tendre vers une
économie « saine », nous ne devrions alors pas
toucher à notre capital naturel. L'idéal serait de le
reconstituer, mais vivre sur les revenus de la nature (soleil,
éolien, énergies métaboliquesŠ) constituerait
déjà un défi extraordinaire. Nous pouvons
même nous demander si cet objectif est encore réalisable
et si le point de non-retour n'a pas déjà
été franchi. Mais, de toute manière, cet
objectif est le seul envisageable pour l'humanité, tant d'un
point de vue moral que scientifique.
Moral, car il est du devoir, de la
responsabilité de chaque individu et de l'humanité de
préserver son environnement et de le restituer à ses
descendants, au minimum, dans l'état où il lui a
été confié.
Scientifique, car imaginer que
l'humanité a les moyens de coloniser d'autres planètes
relève du délire. Les distances dans l'espace sont hors
de portée de nos technologies. Pour faire des sauts de puce
dans l'espace, nous gaspillons inutilement des quantités
gigantesques de ressources précieuses.
De plus, et de manière purement
théorique, si nous pouvions rapporter sur notre planète
et de façon rentable une ressource énergétique
extra-terrestre, cela aurait pour conséquence une nouvelle
dégradation écologique. En effet, des scientifiques
estiment que le danger est plus dans le « trop » de
ressources que dans le risque de les voir s'épuiser. Le danger
principal est l'incapacité de la Terre à absorber tous
les polluants que nous produisons. L'arrivée d'une nouvelle
ressource énergétique ne ferait ainsi qu'amplifier les
changements climatiques.
Ne pas puiser du tout dans notre capital
naturel semble difficile, ne serait-ce que pour fabriquer des objets
de première nécessité comme une casserole ou une
aiguille. Mais nous avons déjà prélevé et
transformé une quantité de minerais
considérable. La masse d'objets produits constitue
déjà un formidable potentiel de matière à
recycler.
L'objectif de l'économie saine
peut nous sembler un horizon utopique. En fait, nous avons au maximum
50 ans pour y parvenir si nous voulons sauvegarder
l'écosystème. Notre planète ne négocie
pas de délais supplémentaires. Il reste, au rythme de
consommation actuel, 41 années de réserves
prouvées de pétrole1, 70 années de gaz2, 55
années d'uranium3. Même si ces chiffres peuvent
être contestés, nous nous dirigeons vers le terme de la
plus grande partie des ressources terrestres à brève
échéance si nous ne changeons pas radicalement de cap.
Prenons le pétrole : nous consommons désormais plus de
ces ressources que nous en découvrons de nouvelles. De plus,
il est prévu, d'ici à 20 ans, un doublement du parc
automobile mondial ainsi qu'un doublement de la consommation
énergétique mondiale. Enfin, plus nous approchons du
terme des ressources, plus celles-ci sont difficilement extractibles.
Il reste que le plus grand danger semble aujourd'hui plus les
dommages que nous faisons courir au climat que l'épuisement
des ressources naturelles.
« Chaque fois que nous produisons
une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de vies
à venir » rappelle
Nicholas Georgescu-Roegen, le père de la bioéconomie4
et de la décroissance.
Car c'est bien de décroissance
dont nous devons parler. Nous devons passer d'un modèle
économique et social fondé sur l'expansion permanente
à une civilisation « sobre » dont le modèle
économique a intégré la finitude de la
planète. Pour passer de notre civilisation à
l'économie saine, les pays riches devraient s'engager dans une
réduction drastique de leur production et de leur
consommation. En termes économiques, cela signifie entrer dans
la décroissance. Le problème est que nos civilisations
modernes, pour ne pas susciter de conflits sociaux, ont besoin de
cette croissance perpétuelle. Même les riches des pays
riches aspirent à consommer toujours plus ! Conduire une telle
politique d'en haut ne pourrait être le fait que d'un pouvoir
ultra-autoritaire. Celui-ci aurait toutes les peines pour contrer une
soif sans fin de consommation attisée par des années de
conditionnement à l'idéologie publicitaire. à
moins d'entrer dans une économie de guerre, l'appel à
la responsabilité des individus est la priorité. Les
mécanismes économiques conduits par le politique auront
un rôle fondamental à jouer, mais demeureront
secondaires. Le tournant devra donc s'opérer « par le bas
», pour rester dans la sphère démocratique et
humaniste.
Des écologistes affirment que
seule une crise économique mondiale pourrait retarder la crise
écologique globale si rien n'était entrepris. Mais
l'histoire nous enseigne que les crises ont rarement des vertus
pédagogiques et qu'elles engendrent le plus souvent des
conflits meurtriers. L'humain en situation périlleuse
privilégie ses instincts de survie, au détriment de la
société. La crise de 1929 a amené au pouvoir
Hitler, les nazis, les fascistes, les franquistes en Europe et les
ultra nationalistes au Japon. Les crises appellent des pouvoirs
autoritaires avec toutes les dérives qu'ils entraînent.
Tout l'objectif consiste, au contraire, à éviter la
régulation par le chaos. C'est pourquoi cette
décroissance devra être « soutenable ».
C'est-à-dire qu'elle ne devra pas provoquer de crise sociale
remettant en cause la démocratie et l'humanisme. Cela ne
servirait à rien de vouloir préserver
l'écosystème global si le prix devait être pour
l'humanité un effondrement humain. Mais, plus nous attendrons
pour nous engager dans la « décroissance soutenable
», plus le choc contre la fin des ressources sera rude, et plus
le risque d'engendrer un régime totalitaire ou de s'enfoncer
dans la barbarie sera élevé.
Un exemple : l'énergie. Plus des
trois quarts des ressources énergétiques que nous
utilisons aujourd'hui sont d'origine fossile. Ce sont le gaz, le
pétrole, l'uranium, le charbon. Ce sont des ressource non
renouvelables, ou plus exactement au taux de renouvellement
extrêmement faible. En tout cas sans rapport aucun avec notre
utilisation actuelle. L'économie saine nous impose de cesser
ce pillage. Nous devons réserver ces ressources
précieuses pour des utilisations vitales. De plus, la
combustion de ces ressources fossiles désagrège
l'atmosphère (effet de serre et autres pollutions) et entame
par cet autre biais notre capital naturel. Quant au nucléaire,
outre le danger que font peser ses installations, il produit des
déchets à durée de vie infinie à
l'échelle humaine (plutonium 239, demi-vie 24 400 ans ; iode
129, durée de demi-vie 16 millions d'années). Le
principe de responsabilité, qui définit l'âge
adulte, veut que nous ne développions pas une technique non
maîtrisée. Nous n'avons pas à léguer
à nos descendants une planète empoisonnée pour
la fin des temps.
En revanche, nous aurons droit aux
énergies « de revenu », c'est-à-dire le
solaire, l'éolien et, en partie, la biomasse (bois) et un peu
d'hydraulique. Ces deux dernières ressources devant se
partager avec d'autres utilisations que la seule production
d'énergie.
Cet objectif n'est atteignable que
grâce à une réduction drastique de notre
consommation énergétique. Dans une économie
saine, l'énergie fossile disparaîtrait. Elle serait
réservée à des usages de survie comme les usages
médicaux. Le transport aérien, les véhicules
à moteur à explosion seraient condamnés à
disparaître. Ils seraient remplacés par la marine
à voile, le vélo, le train, la traction animale (quand
la production d'aliments pour les animaux est soutenable). Bien
entendu, toute notre civilisation serait bouleversée par ce
changement de rapport à l'énergie. Il signifierait la
fin des grandes surfaces au profit des commerces de proximité
et des marchés, la fin des produits manufacturés peu
chers importés au profit d'objets produits localement, la fin
des emballages jetables au profit des contenants
réutilisables, la fin de l'agriculture intensive
motorisée au profit d'une agriculture paysanne extensive. Le
réfrigérateur serait remplacé par une
pièce froide, le voyage aux Antilles par une randonnée
à vélo dans les Cévennes, l'aspirateur par le
balai et la serpillière, l'alimentation carnée par une
nourriture quasiment végétarienne, etc.
Au moins pendant la période de
réorganisation de notre société, la perte de
l'énergie fossile entraînerait un accroissement
important de la masse de travail pour les pays occidentaux, et ceci
même en intégrant une diminution considérable de
la consommation. Non seulement nous ne disposerions plus de
l'énergie fossile, mais en plus, la main d'¦uvre peu
chère des pays du tiers-monde ne serait plus disponible. Nous
aurions alors recours à notre énergie musculaire
à l'échelle de
l'état, une économie saine gérée
démocratiquement ne peut être que le fruit d'une
recherche d'équilibre constante entre les choix collectifs et
individuels. Elle nécessite un contrôle
démocratique de l'économie par le politique et par les
choix de consommation des individus. Une économie de
marché contrôlée par le politique et le
consommateur. L'un ne pouvant se passer de l'autre. Ce modèle
exige une responsabilisation accrue du politique comme du
consommateur.
à l'énoncé des
mesures à prendre pour entrer dans la décroissance
soutenable, la majorité de nos concitoyens restera
incrédule. La réalité est trop crue pour
être admise d'emblée par la majeure partie de l'opinion.
Elle suscite dans la plupart des cas une réaction
d'animosité. Difficile de se remettre en cause lorsque l'on a
été élevé au biberon
médiatico-publicitaire de la société de
consommation. Un cocktail ressemblant étrangement à la
Soma, drogue euphorisante décrite par Aldous Huxley dans Le
Meilleur des mondes (Brave New World, 1932, annonçant un
pouvoir psychobiologique !) Il est difficile pour les Occidentaux
d'envisager un autre mode de vie. Mais nous ne devons pas oublier que
le problème ne se pose pas dans ces termes pour l'immense
majorité des habitants du globe. Environ 80 % des humains
vivent sans automobile, sans réfrigérateur ou encore
sans téléphone. Pas moins de 94 % des humains n'ont
jamais pris l'avion. Nous devons donc nous extraire de notre cadre
d'habitant des pays riches pour raisonner à l'échelle
planétaire et envisager l'humanité comme une et
indivisible. Faute de cela, nous serions réduits à
penser comme Marie-Antoinette à la veille de la
Révolution française, incapable d'imaginer pouvoir se
déplacer sans chaise à porteur et proposant de la
brioche à ceux qui n'ont pas de pain.
Environ un tiers de la population
américaine est obèse. Les Américains se sont
lancés à la recherche du gène de
l'obésité pour résoudre ce problème de
manière scientifique. La bonne solution est bien sûr
d'adopter un meilleur régime. Ce comportement est tout
à fait symptomatique de notre civilisation. Plutôt que
de mettre en cause notre mode de vie, nous poursuivons une fuite en
avant à la recherche de solutions techniques afin de
répondre à un problème culturel. De plus, cette
folle fuite en avant ne fait qu'accélérer le mouvement
destructif. En fait, même si la décroissance nous semble
impossible, la barrière se situe plus dans nos têtes que
dans les réelles difficultés à la mettre en
place. Sortir l'opinion d'un conditionnement idéologique
fondé sur la croyance en la science, le nouveau, le
progrès, la consommation, la croissance, l'«
économisme » conditionne cette évolution.
« Un vieux proverbe dit que
quand on a un marteau en tête, on voit tous les
problèmes sous la forme de clous. Les hommes modernes se sont
mis un marteau économique dans la tête. Toutes nos
préoccupations, toutes nos activités, tous les
évènements sont vus à travers le prisme de
l'économique. Tant que le marteau économique reste dans
nos têtes, ces agitations sont vaines, stériles et le
plus souvent dangereuses. »
Serge Latouche6.
Pour entrer dans la décroissance
soutenable, la priorité est donc de s'engager à
l'échelle individuelle dans la simplicité volontaire.
C'est en changeant nous-mêmes que nous transformerons le monde.
« La décroissance
matérielle sera une croissance relationnelle sociale et
spirituelle ou ne sera pas. »7
Bruno Clémentin et Vincent
Cheynet
Voir : L'Institut d'études
économiques et sociales pour la décroissance soutenable
(IEESDS) : decroissance.org
1 - Statistical Review of World
Energy.
2 - Gaz de France
3 - Commission des communautés européennes, 2000.
4 - La Décroissance, Nicholas Georgescu-Roegen.
Éditions Sang de la Terre.
5 - Serge Latouche, Pourquoi l'économie plurielle et solidaire
me laisse perplexe, Silence, n° 289, novembre 2002.
6 - Mauro Bonaïuti, à la conquête des biens
relationnels, Silence, n° 280, février 2002.