L'INSIDIEUSE machine à propagande
qu'est la publicité commencerait-elle à donner des
signes de fatigue? Confrontés à la baisse d'audience,
radios et télévisions doivent désormais ruser
avec les auditeurs pour leur faire absorber de force ces "messages"
qui, sans relâche, célèbrent l'ordre des
"décideurs" et le bonheur des consommations inutiles. Car,
au-delà de la manipulation et du mépris, la
publicité ne dévoile-t-elle pas, d'abord, une
philosophie cynique qui entend transformer le monde en
marchandise?
Les élections passent, la
publicité demeure. Les promesses politiques se
succèdent allègrement à la surface des
événements; le système de propagande
commerciale, lui, continue de façonner en profondeur
l'imaginaire du public, chaque jour et en tout lieu.
Ce n'est pas le principe de la
"publicité", au sens originel du mot, qui est en cause (1).
C'est la réalité d'un phénomène social
devenu hypertrophique, et qui diffuse en permanence ce qu'il faut
bien appeler une idéologie dominante, n'en déplaise aux
euphoriques de la modernité qui veulent n'y voir qu'un jeu
sans enjeu.
A toute forme d'idéologie
dominante, deux analyses critiques peuvent être
opposées: l'une, stigmatisant la nature plus ou moins
pernicieuse de la "vision du monde" qui la constitue; l'autre,
l'exercice même et les méthodes abusives de sa
domination. C'est à ces deux niveaux qu'on doit
dénoncer la violence de ce système.
Les grands traits de l'idéologie
publicitaire n'ont pas changé depuis l'origine. A travers leur
diversité apparente, toutes les publicités
célèbrent le produit héros. La marchandise est
le centre et le sens de la vie; le marché (super ou hyper) est
son temple obligé. Le message constamment
répété est clair: la consommation résout
tous les problèmes. Toutes les dimensions de l'être,
corps, coeur, esprit, peuvent se trouver dans le produit. Les marques
nous fournissent identité et personnalité ("Ma
crème, c'est tout moi"). Les marchands (et la dynamique
capitaliste qu'ils servent) forment une instance assistantialiste
permanente au service de la collectivité.
Le rêve lui-même
s'achète, puisqu'on vient nous le vendre. Le bonheur se
constitue finalement d'une somme de plaisirs immédiats,
à programmer du matin jusqu'au soir. Il n'y a pas à se
poser de problèmes métaphysiques; tout nous est
résolu d'avance. L'existence a un but infiniment simple: il
suffit de "croquer dans la vie" (de préférence
"à pleines dents"). L'homme bronzé recto-verso est
l'idéal du moi valable pour tout un chacun. Message
parfaitement compris par une lycéenne qui écrivait: "A
la télévision, heureusement, il y a la publicité
pour nous simplifier la vie"...
Une étrange
thérapie sociale
CETTE philosophie, hautement
idéaliste, se complète de traits maintes fois
dénoncés, mais plus que jamais présents:
l'éternelle célébration du nouveau (qui
disqualifie ipso facto tout passé), la
pseudo-libération des désirs (aussitôt asservis
à la pulsion d'achat), l'appel au consensus terrorisant
(ralliez-vous à l'événement-produit: il est
votre époque), la déraison conviviale (allons, craquez,
rejoignez l'euphorie collective) et, plus généralement,
la vampirisation de tous les thèmes à la mode de la vie
sociale, culturelle ou politique (2).
La vision réductrice des
publicités ne se limite pas à ce contenu. Celles-ci
façonnent aussi, par leur langage, les modes de pensée
des jeunes générations. Le discours publicitaire
cultive une rhétorique de l'association selon laquelle
n'importe quel produit peut être allié à
n'importe quelle image: toute réalité peut ainsi
être manipulée; toute "valeur" peut être
récupérée, puis réduite à des
"signes" consommables. Une telle "logique" peut déboucher sur
la perversion de l'idée même de valeur, lorsque l'on
voit par exemple l'éthique ou la beauté du sport
délibérément associées à la
célébration de boissons alcoolisées (3). Les
films publicitaires, qui s'emploient à faire de tout produit
un spectacle, contribuent à renforcer chez l'enfant la
confusion entre le monde et l'image: l'évident, c'est le
visible. Le rythme chaotique des spots, jouant des sophismes de
l'image et du montage, habitue les plus petits à vivre leur
relation aux choses sous la forme de
l'adhésion-réflexe. Le langage publicitaire
s'ingénie ainsi à retarder la lente édification
de leur raison critique. Sous prétexte de séduction et
de poésie, la publicité actuelle est un
opérateur de déstructuration mentale.
Cette déréalisation du
monde, qui se donne l'alibi de crée un "imaginaire", ignore
délibérément la réalité de la
crise. On aurait pu penser que le chômage, l'exclusion, la
pauvreté freineraient l'exhibition du discours publicitaire et
feraient taire les sirènes de la surconsommation. Il n'en est
rien. Qu'importe la "fracture" sociale, puisqu'on s'adresse à
la majorité nantie! Qu'importe si des centaines de milliers
d'individus sont forcés de contempler chaque jour des
modèles d'existence qui leur sont rendus inaccessibles par
leur exclusion! On ne s'émeut pas de cette violence
quotidienne. Après tout, pourquoi refuserait-on aux pauvres de
rêver à ce que possèdent les riches: n'est-ce pas
ce qui se fait dans le tiers-monde (4)?
A l'ordre économique, qui a pour
effet d'exclure les pauvres, s'adjoint désormais l'ordre
publicitaire, qui a pour fonction de nous les faire oublier. Au
reste, un publicitaire de renom expliquait, il y a quelques
années: "Plus les individus portent attention à la
publicité, plus ils nient la crise et ses fondements
structurels. Par là même, ils retardent et arrivent
à éviter la dure rencontre avec les
réalités quotidiennes (5)." Admirable thérapie!
Schéma à la mode d'affrontement des problèmes,
par la fuite dans l'irréel comme dans la drogue!
Si la publicité restait
localisée dans son domaine propre (dans le cadre des centres
commerciaux par exemple), l'honnête homme la trouverait sans
doute tolérable. Mais elle poursuit sans fin son expansion,
"hors de son champ économique spécifique", en
répondant au reproche de saturation... par la sursaturation!
Le discours publicitaire n'est pas seulement totalitaire en ce qu'il
prétend enfermer le tout de la vie humaine dans la
consommation et la marchandise, il l'est bien plus encore en ce qu'il
tente de soumettre à son emprise l'ensemble de la cité,
contournant les résistances qu'il ne peut forcer, occupant
tous les espaces de liberté, jouant plus encore de la
passivité que de la séduction et, pour finir, usant de
cette violence subtile, qui n'est certes pas la moindre: la violence
institutionnelle.
La "pub" s'est institutionnalisée:
elle est "légitime", elle est "naturelle"; on la respire comme
l'air même dans villes et des médias; ses enseignes et
affiches, passées du centre aux périphéries
urbaines, embellissent gracieusement nos campagnes... Cet
impérialisme, maintes fois dénoncé
naguère, n'apparaît plus même aux yeux de ceux
qu'il colonise (6). Voyez ses débordements à la
télévision: on ne discute plus le nombre de spots
journaliers, on discute maintenant sur le nombre de "minutes par
heure" auxquelles ont droit les publicités. Qu'est-ce qui est
normal? se demande-t-on: onze minutes? treize minutes? quinze
minutes? S'agissant du saucissonnage des films, c'est sur la
"seconde" coupure que les chaînes privées sont
passées à l'offensive. Il y a débat, certes;
mais ce n'est jamais pour déplorer la violence par effraction
qui est faite aussi bien aux oeuvres parasitées qu'à la
conscience des spectateurs piégés. C'est simplement
pour discuter le délicat partage d'une manne publicitaire non
extensible. Le salut du troupeau ne tient pour l'instant qu'à
la dispute des loups.
Quel citoyen ose encore s'étonner
de l'hypertrophie de l'idéologie commerciale, qui transsude
par tous les pores des programmes télévisuels? Les
émissions sponsorisées jusqu'à
satiété, les produits et les marques liés aux
sacres des champions, la vague de stars qui viennent se vendre, le
consensus sur la "publiculture" dont on célèbre l'art
de manipuler les masses, les débats mêmes sur certaines
campagnes indécentes (dont l'abus cautionne, a contrario, la
légitimité des autres), tout vient consacrer la
puissance oppressive du système.
Or l'omniprésence quantitative du
phénomène publicitaire entraîne un changement
qualitatif de sa façon d'imposer ses modèles. Ce
discours dominant ne dit plus: "Faites ainsi"; il dit: "Tout le monde
fait comme cela". L'injonction quotidienne n'est pas "Voici ce que tu
dois être", mais: "Voilà ce que tu es". Le mode
indicatif se révèle dès lors beaucoup plus
insidieux que le mode impératif. Il suffit que les mêmes
images, les mêmes consommations, les mêmes sources se
répandent "dans le cadre médiatico-publicitaire" pour
que, aussitôt, la foule les reçoive comme
régnantes, et donc devant être suivies.
L'omniprésence du produit et de ses signes crée
l'illusion à la fois d'un partage démocratique et d'un
consensus idéologique. La banalisation devient la forme
moderne de la normativité. On n'échappe pas à
des modes de vie qui semblent déjà les nôtres. Le
plus pernicieux des modèles est celui qui joue au miroir:
personne ne peut plus protester de sa différence.
Or nos publicitaires, justement, usent et
abusent du sophisme du miroir, pour clamer leur neutralité.
Nous ne conditionnons pas, disent-ils, nous reflétons. Ils
n'avouent pas qu'ils ne reflètent un peu que pour conditionner
beaucoup. Leur technique, en effet, joue sur trois temps:
photographier effectivement certains aspects de l'individu ou
certaines tendances du public; sélectionner, parmi ces traits,
ce qui peut s'accorder avec l'idéologie de la consommation;
amplifier alors, à l'intention de l'ensemble du public, les
modèles ou styles de vie ainsi constitués.
Leur manipulation constante consiste
ainsi, avec du reflet sélectif, à produire du
conditionnement massif. Cette gigantesque opération sociale
réussit d'autant mieux qu'elle ne se voit opposer aucun
réel contre-pouvoir institutionnel.
S'il y a en effet, au niveau purement
commercial, une certaine défense des consommateurs contre
certaines publicités, il n'y a pas de droit de réponse
au niveau idéologique. Il n'y a pas d'espace médiatique
pour un discours critique. Personne n'ira demander dix minutes par
heure sur le petit écran pour exprimer son désaccord
sur les modèles d'existence prônés par la
publicité. Ni la femme maltraitée dans l'image
donnée d'elle, ni l'enfant frustré par l'achat qui n'a
pas tenu ses promesses, ni le travailleur insulté par la
récupération caricaturale de son image, ni l'humaniste
qui voit flétrir les valeurs auxquelles il croit, ne peuvent
dénoncer hautement la violence morale qui leur est faite. La
résistance à l'idéologie publicitaire ne peut
suivre que la voie de la protestation privée, dans la
quasi-clandestinité (7).
Loin d'admettre les résistances
critiques du citoyen normal, l'institution publicitaire opère
sciemment un chantage à l'anormalité qui frappe
d'ostracisme tous les "publiphobes (8)". Elle pousse ceux qui la
rejoignent à rejeter ceux qui se plaignent d'elle, tendant par
là, comme tout système totalitaire, à
transformer ses victimes en bourreaux. Quiconque émet des
doutes est suspecté d'archaïsme. Parler de
conditionnement, de mercantilisation de l'imaginaire, c'est passer
pour tenant d'une sociologie marxiste dépassée.
L'individu vraiment "évolué" doit en même temps
rejoindre le grand nombre (supposé publiphile) et rire des
marginaux (supposés rétrogrades). Des philosophes
"post-modernes" soutiennent de leurs sophismes cette position, tant
ils craignent eux-mêmes d'être exclus de la
modernité (9).
Ce refus de tout contre-pouvoir triomphe
dans une dernière interdiction, dans un ultime chantage: oser
attaquer le phénomène publicitaire, nous objecte-t-on,
ce serait favoriser le chômage en freinant la consommation.
Comme si la stagnation de la consommation n'était pas
liée d'abord à celle du pouvoir d'achat! Comme si, dans
une société à deux vitesses, le salut du pauvre
était directement dépendant de la boulimie du riche!
Comme si l'impasse dans laquelle devraient s'égarer nos
sociétés consistait, en cette fin de siècle,
à s'aliéner culturellement pour survivre
économiquement!
Notes:
- (1) Dans sa première acception,
la publicité désigne le fait de faire connaître
au public ce qui a un intérêt public (qu'il s'agisse de
débats, d'ouvrages ou de produits). Ce sens uniquement
informatif n'a évidemment plus rien à voir avec
l'ampleur actuelle du phénomène
publicitaire.
- (2) Voir Emmanuel Souchier,
"Publicité et politique", Le Monde diplomatique,
décembre 1994.
- (3) Les marchands de mort - par le
tabac ou par l'alcool -ne désarment pas, on le sait, contre la
loi Evin qui freine leur publicité (notamment dans le cadre
des retransmissions sportives). Le mouvement Alliance pour la
santé a dû récemment dénoncer le "complot
des cigarettiers", en rappelant que "la publicité viole la
conscience des plus jeunes et des plus démunis" (Le Monde, 1er
juin 1995).
- (4) Voir François Brune,
"L'annonce faite au tiers-monde", Le Monde diplomatique, mai
1988.
- (5) Bernard Brochant, dans sa
préface au livre de B. Cathelat, Publicité et
Société, Payot, Paris, 1987.
- (6) Voir François Brune, "De
l'impérialisme publicitaire", Le Monde diplomatique, janvier
1986.
- (7) Ceux qui désirent sortir
de la clandestinité peuvent rejoindre le mouvement
Résistance à l'agression publicitaire: 61, rue
Victor-Hugo, 93500 Pantin. Tél. (1) 46-03-59-92.
- (8) Le mot "publiphobe" provient, on
le sait, d'une campagne lancée par la profession publicitaire,
au début des années 70, pour ridiculiser ceux qui
tiennent trop à leur liberté d'esprit...
- (9) Lire les exemples cités
par Jacques Blociszewski, "La publicité, culture de notre
temps?", in Manière de voir, n° 19.