Personne ne peut raisonnablement
récuser la réalité des agressions publicitaires.
Mais oser parler de totalitarisme à propos de la
publicité, cela répugne à ceux qui ont en
tête quelque souvenir du nazisme ou du stalinisme. N'est-ce pas
employer un trop grand mot à propos de manipulations qui,
quoique fréquentes, semblent aisément déjouables
?
En vérité, le
phénomène publicitaire ne consiste pas en une simple
somme d'annonces disparates : elle est un système. Et ce
système, si on l'observe bien, non seulement tend à
occuper la totalité du champ des activités humaines au
sein de la Cité, mais encore prétend enfermer le tout
de la vie des être humains - y compris ses aspects les plus
immatériels - dans la seule consommation. À ces deux
niveaux, celui de l'invasion quantitative et celui de la
pénétration idéologique, la publicité est
bien une entreprise totalitaire. Détaillons le
programme.
-I- L'impérialisme
publicitaire
Il s'agit de l'aspect le plus visible, du
spectacle édifiant de cette Pieuvre publicitaire qui envahit
nos belles démocraties1. Comme système :
La publicité envahit tout l'Espace
: depuis l'invasion des villes et des campagnes par les panneaux
jusqu'à la prolifération des spots sur les
écrans, avec ce droit ahurissant de couper les ¦uvres d'art et
autres spectacles pour y insérer ses « messages »
sans autre forme de procès (quel chef d'état se
permettrait cela ?). Elle nous piège dans tous les lieux, dans
tous nos transports, qu'ils soient publics (« transports en
commun ») ou privés (transportsŠ amoureux !). En occupant
l'ensemble de l'espace médiatique, devenu le « forum
» de la cité moderne, elle asservit le champ proprement
politique (« marketing » dit politique). Et cet
envahissement ne se réduit pas à la dimension nationale
(cette vieille lune), il se déploie au niveau de la
Cité planétaire, aussi bien dans les pays les plus
démunis (tyrannie des Marques mondialisées jusque dans
les bidonvilles du tiers monde) que dans les réseaux les plus
« sophistiqués » de la modernité (parasitage
d'internet, systèmes de surveillance à
l'échelon-monde, etc.).
La publicité envahit tout le Temps
: elle s'immisce dans la temporalité de la cité, de
façon à rythmer toute la vie collective sur le mode de
la consommation. Anniversaires, fêtes et saisons,
évènements réels ou factices lui
obéissent désormais (« faire la fête
"signifie" faites la foire »). Elle se saisit pareillement de
tous les âges de l'existence individuelle, du prénatal
au post mortem : l'enfant (bébé MacDo), l'adolescent
(couvert de marques), l'Homme avec ses moteurs, la Femme avec ses
produits (de beauté), la Ménagère et le
Vieillard (« Mourez, nous ferons le reste »). La
publicité récupère, célèbre et
masque, en l'orchestrant, la grande fuite du temps, des pompes
nuptiales aux pompes funèbres, sur fond de danse macabre (je
pense ici à la fameuse valse de Chostakovitch, devenueŠ
désespérante dans sa récupération
publicitaire).
La publicité envahit la
totalité de l'animal humain, elle en assiège tous les
accès, qu'ils soient individuels ou collectifs : recherches
mentales et comportementales, corps et âme, psychologie des
profondeurs, analyses sociologiques ou socioculturelles («
styles de vie »), approches « scientifiques » de la
mémorisation, de la cérébralité ou de la
sensorialité (« marketing sensoriel »), sondages et
radiographie de l'animal collectif humain à des fins de
conditionnement pavlovien, etc. Il s'agit d'une volonté de
saisie intégrale de l'individu dans ce qu'il a d'anonyme,
aussi bien que d'une captation totale de la masse consommatrice
identifiée à l'archétype individualiste de
l'homo consumans. Cette entreprise de réduction de chacun,
ainsi réifié et conformé à la masse qui
lui ressemble, permettra dans un second temps de le discipliner comme
membre du troupeau. Sous des formes plus douces, plus clandestines,
et donc plus insidieuses, ce processus ne présente aucune
différence avec les procédés de normalisation
qui caractérisaient les totalitarismes du xxe
siècle.
Cette entreprise totalitaire, qui s'est
installée progressivement depuis une trentaines
d'années, de façon quasi irréversible, manifeste
dans sa progression même son caractère
impérialiste. La « pieuvre publicitaire » a
effectivement installé son réseau tentaculaire dans
tous les secteurs, en se parant mensongèrement du terme de
« communication », et en gangrenant de son esprit
mercantile tous les organismes au service desquels elle a
prétendu se mettre. Un milliardaire résolu peut
s'offrir une démocratie à coups d'achats d'espace, de
pouvoir médiatique et de marketing politique. Les institutions
humanitaires ont légitimé ces pratiques en donnant dans
le « charity business »..
Mais cet aspect visible,
extérieur, institutionnel du totalitarisme publicitaire couvre
lui-même une visée plus profonde, intérieure et
qualitative, idéologique en un mot, qui est de réduire
la totalité de l'être humain à la seule dimension
de la consommation.
-II- Un homme unidimensionnel pour un
ordre nouveau.
L'idéologie de la consommation
est à la fois réductrice et totalitaire
:
- elle réduit toute l'existence de
l'homme à la consommation ;
- elle lui fait croire que toutes les
dimensions de la vie peuvent se vivre à ce seul niveau. Vaste
leurre ! Ce programme est très précisément celui
que décrit Marcuse dans son essai prophétique, L'Homme
unidimensionnel. Dans mes propres analyses du Bonheur conforme, je
n'ai fait que constater ce qu'il annonçait. Le paradoxe, et la
grande illusion, c'est que le système publicitaire «
intègre », sous forme de signes associés aux
produits, les valeurs éthiques et politiques qui lui sont
précisément contraires : liberté, amour,
intelligence, spiritualité, grandeur, héroïsme,
santé morale, nature idyllique,
égalité/fraternité, beauté,
vérité, citoyenneté, engagement politique, et
même révolutionnaire, etc. Mais tout celaŠ à
condition d'acheter : hors de la consommation, point de salut. Ainsi,
loin de promouvoir réellement ces valeurs, la publicité
les galvaude. Toute valorisation des produits est ipso facto
dévalorisation des valeurs. Seuls s'y trompent les naïfs
(?) qui croient ou font croire à la « moralité
» du système, en déclarant que celui-ci offre aux
gens une « consommation des biens immatériels » dont
ils ont aussi besoin. Disent-ilsŠ
Cette rhétorique rend inattaquable
le nouvel ordre économique qui préside à la
« société de consommation ». La
publicité la présente comme dépositaire de la
totalité de la vie (« La vie. La vraie »), et c'est
bien en cela qu'elle est, dans son essence, totalitaire : on trouve
« tout » en elle, y compris son contraire apparent,
puisqu'elle désamorce les tentatives de rébellion en
récupérant les valeurs qui les suscitent. Impossible
d'échapper à l'ordre extérieur qui règne
dans la cité dès lors que celui-ci établit aussi
dans les têtes sa clôture absolue. C'est
l'éternelle leçon du totalitarisme, qu'il soit nazi,
stalinien ou capitaliste libéral. C'était la
leçon du Meilleur des mondes, comme celle de 1984
("L'orthodoxie, c'est l'inconscience"). À ce sujet, quatre
remarques s'imposent :
- Première remarque
: la puissance du conditionnement
publicitaire est directement liée à l'illusion de
liberté absolue qu'il donne aux consommateurs
alléchés. C'est le piège du « tout, tout de
suite ». Pour tout avoir, il faut se précipiter
immédiatement, faute de quoi l'on manque la totalité
espérée. Puis, au fil des achats, on devient «
accro » de ce mirage. Ainsi, on s'habitue à se soumettre
dans la mesure même où l'on rêve d'omnipotence. Et
ce qui en résulte, à la longue, c'est le réflexe
de soumissionŠ Aussi le « fascisme de marché » se
contente-t-il d'instiller journellement cette soumission à la
consommation (cette consoumission !) à travers les
évidences-réflexes d'un discours anonyme qui nous
susurre : « Il me faut cet objet » ; « Untel n'a
même pas tel produit chez lui ! » ; « Je puis
m'offrir cela, donc j'en ai besoin ; j'en ai d'ailleurs besoin pour
me prouver que je puis me l'offrir » ; « Je dois absolument
aller voir ce spectacle dont on parleŠ quoi, tu ne l'as pas encore vu
? », etc.
- Deuxième remarque
: la « normalisation »
s'effectue par le biais de ce qui est normal. Les « il faut
» trop sonores, les péremptoires injonctions de jadis,
font place aux « il est bien normal de », « chacun, de
nos jours, fait ainsi », « tout le monde agit, rêve,
désire, aime comme cela ». La publicité nous
décrit tels-que-nous-sommes-si-nous-sommes-« normaux
» (c'est le sens même du slogan « Deviens ce que tu
es » : on ne fait que te révéler le mode
d'être qui est ta nature). Ce mode indicatif est plus
contraignant que le mode impératif dans la mesure où
l'on ne peut pas se distancier de ses ordres. Qui plus est, cette
normalité est commune à tous : la collectivité
semble s'y être déjà pliée. Les
modèles de consommation deviennent alors d'autant plus
coercitifs qu'ils sont supposés massivement répandus.
Les conduites normatives étalées dans les
publicités sont relayées par les journaux et les films,
par les émissions télévisées où
les vedettes viennent afficher leurs modes de vie privés et
publics, par la rhétorique dominante qui dit sans cesse
à chacun qu'être de son époque est la seule
façon de vivre authentiquement. Si bien que le citoyen est
sommé en permanence de mimer pour exister, de mimer ce qu'on
lui a déclaré être sa vraie nature, son
identité standard, s'il est vraiment normal. Il doit
d'ailleurs mimer aussi les marchands et les publicitaires, puisqu'on
lui apprend partout que tout se vend/tout s'achète, qu'il doit
se vendre lui-même, qu'il doit donc se vivre lui-même
comme produit. Chacun doit à la fois se consommer et s'offrir
à la consommation des autres, en exhibant les signes
(publicitaires) de la normalité dont il est porteur.. Vaste
programme !
- Troisième remarque
: ce mime
généralisé, cette normalisation consensuelle se
fondent principalement sur la peur de paraître anormal. Pour
bien « normaliser », la publicité cultive chez ses
victimes à la fois l'illusion de la différence et la
peur de la singularité (baptisée archaïsme). Dans
la peine comme dans le bonheur, mais surtout dans le bonheur. Dans le
moindre de ses modes de vie, le citoyen se sent exister sous le
regard d'une collectivité déjà
normalisée, parfaitement convaincue, voire menaçante.
Il n'y a pas besoin de « Big Brother » officiel, puisque
tous les consommateurs sont appelés à se faire les
« bigs brothers » les uns des autres, s'inspectant
mutuellement pour voir s'ils sont bien dans la norme. En particulier
dans les pratiques festives (on a parlé à ce sujet de
disneylandisation du monde). Dans cette surveillance mutuelle
généralisée, chaque terrorisé ne manque
pas d'être terrorisant, à l'instar des « citoyens
» de 1984. La réaction des gens normaux, lorsqu'on met en
cause les rites d'achat à l'époque des «
fêtes » et la débauche de dépenses qui
s'ensuit, est éloquente à ce sujet. Le refus de la
surconsommation est aussitôt taxé de jansénisme.
Les publicitaires encouragent cette attitude qui consiste, au lieu de
débattre, à discréditer les opposants, les non
conformes, en dressant d'eux une image caricaturale (le «
publiphobe » puritain, mal dans sa peau et dans son temps).
Comme le dit Paul Ariès, l'ordre publicitaire psychiatrise les
dissidents, comme tout système totalitaire.
- Quatrième remarque
: dans la logique de ce qui
précède, le triomphe du système publicitaire est
donc de transformer ses victimes en bourreaux. Comme tout
système totalitaire, là encore. Les plus
aliénés à l'idéologie de la consommation
sont aussi les plus acharnés à la défendre pour
préserver leur illusion de liberté. À la
défendre en attaquant. Au niveau collectif, le désir de
s'installer dans le confort majoritaire se mue vite en
intolérance majoritaire à l'égard des
empêcheurs de tourner en rond. Mais il y a davantage. La
consommation ne propose pas seulement la jouissance soumise dans
l'illusion de la liberté : elle flatte aussi sans cesse le
désir de pouvoir et de supériorité sociale (par
l'appropriation), parfois de façon brutale (1).
Méditons ce discours inavoué : « Je consomme, donc
je suis. Je consomme davantage que les autres, donc je suis plus
qu'eux. Tu ne possèdes pas, donc tu n'existes pas. Moi, je
possède et je consomme, donc j'existe plus que toi. Il faut
que tu consommes comme moi, mais moins que moi, pour que je me sente
fort d'un bonheur supérieur au tien. Vive les démunis,
dont le spectacle me prouve bien que je suis un nanti. Je me sens
d'autant plus exister dans l'acte de consommer que j'écrase
par mes moyens d'existence ceux qui n'ont pas les mêmes moyens
que moi. » Lorsqu'un grand nombre d'individus esclaves du
système finissent par être pénétrés
de ce discours, ils forment une majorité terrorisante. Un
regroupement de dominés au service de l'idéologie
dominante. On voit dès lors que le système publicitaire
qui travaille à cet objectif n'est pas seulement violent : il
rend violents ceux qu'il a séduits. Chaque victime se
transforme en bourreau chaque fois qu'elle a besoin de compenser la
perte de sa liberté par l'exercice de ce pseudo-pouvoir.
L'aboutissement de cette normalisation, c'est de rendre totalitaires
à leur tour les agrégats d'individus qu'elle a
subjugués : du haut de leurs marques, ils se glorifient de
leur servitude en la prenant pour une supériorité. Et
gare à ceux qui s'aviseraient de leur révéler la
tragi-comédie qu'ils se jouent à eux-mêmes.
Tel est l'ordre qu'instaure, depuis le
for intérieur du citoyen jusqu'au c¦ur de la Cité, le
système publicitaire au service de la dictature des
financiers..
François Brune
Note : 1/ Une publicité pour téléphone
portable, parue en décembre 2001, affiche littéralement
la domination promise au consommateur. Une impérieuse jeune
femme (¦il malicieux/séducteur, bouche en c¦ur aux
lèvres très « rouge baiser ») déclare
simplement : « Je le veux. Je me l'offre. »
Immédiateté du pouvoir et de sa satisfaction : tel est
le bon plaisir de l'acheteuse. Trois remarques sur cet
éloquent schéma, si souvent
réitéré :
- quiconque n'a pas les moyens d'acheter
se voit aussitôt éliminé de la course,
renvoyé à son statut d'indigent qui ne peut s'offrir
l'accès à la modernité, symbolisée par
cet objet ; l'héroïne manifeste une arrogance de classe
qui néantise socialement le non-consommateur ;
- notre séductrice s'approprie un
portable : c'était l'objet de son désir (« je le
veux »), et elle s'attribue le droit de le satisfaire
immédiatement, du seul fait qu'elle en a les moyens ; mais,
bien entendu, l'ambiguïté de la mise en scène
évoque, en l'inversant, le schéma classique du macho
qui affirme son droit de possession sur tout « objet »
qu'il désire (je la veux, je me l'offre : par la force ou par
l'argent, ou tout bonnement par la puissance de l'argent) ; c'est au
schéma d'une violence sexiste permise qu'il est ici
subrepticement référé, comme pour pimenter
l'achat d'une légitime transgression : la pulsion porte en
elle-même le droit de se satisfaire dans l'instant, qu'elle
soit pulsion d'achat ou pulsion sexuelle, les deux s'associant de
plus en plus pour ne former qu'une seule et même pulsion
consommatrice ;
- du même coup, c'est la tyrannie
du consommateur, autorisé à dominer le monde par le
moyen de l'argent-roi, qui est instituée. Tout
s'achète, tout se consomme. On en a le droit par le seul fait
qu'on en a les moyens. Du tourisme sexuel à l'exploitation des
enfants, le « je le veux/je me l'offre » apparaît
comme la manifestation la plus cynique du droit de l'homme à
écraser son semblable, à en faire l'instrument de son
bon plaisir. La publicité flatte notre vocation totalitaire
à devenir des potentats qui dévorent une planète
à consommer.