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La pub, nouveau visage du totalitarisme

par François Brune

Personne ne peut raisonnablement récuser la réalité des agressions publicitaires. Mais oser parler de totalitarisme à propos de la publicité, cela répugne à ceux qui ont en tête quelque souvenir du nazisme ou du stalinisme. N'est-ce pas employer un trop grand mot à propos de manipulations qui, quoique fréquentes, semblent aisément déjouables ?

En vérité, le phénomène publicitaire ne consiste pas en une simple somme d'annonces disparates : elle est un système. Et ce système, si on l'observe bien, non seulement tend à occuper la totalité du champ des activités humaines au sein de la Cité, mais encore prétend enfermer le tout de la vie des être humains - y compris ses aspects les plus immatériels - dans la seule consommation. À ces deux niveaux, celui de l'invasion quantitative et celui de la pénétration idéologique, la publicité est bien une entreprise totalitaire. Détaillons le programme.

 

-I- L'impérialisme publicitaire

Il s'agit de l'aspect le plus visible, du spectacle édifiant de cette Pieuvre publicitaire qui envahit nos belles démocraties1. Comme système :

La publicité envahit tout l'Espace : depuis l'invasion des villes et des campagnes par les panneaux jusqu'à la prolifération des spots sur les écrans, avec ce droit ahurissant de couper les ¦uvres d'art et autres spectacles pour y insérer ses « messages » sans autre forme de procès (quel chef d'état se permettrait cela ?). Elle nous piège dans tous les lieux, dans tous nos transports, qu'ils soient publics (« transports en commun ») ou privés (transportsŠ amoureux !). En occupant l'ensemble de l'espace médiatique, devenu le « forum » de la cité moderne, elle asservit le champ proprement politique (« marketing » dit politique). Et cet envahissement ne se réduit pas à la dimension nationale (cette vieille lune), il se déploie au niveau de la Cité planétaire, aussi bien dans les pays les plus démunis (tyrannie des Marques mondialisées jusque dans les bidonvilles du tiers monde) que dans les réseaux les plus « sophistiqués » de la modernité (parasitage d'internet, systèmes de surveillance à l'échelon-monde, etc.).

La publicité envahit tout le Temps : elle s'immisce dans la temporalité de la cité, de façon à rythmer toute la vie collective sur le mode de la consommation. Anniversaires, fêtes et saisons, évènements réels ou factices lui obéissent désormais (« faire la fête "signifie" faites la foire »). Elle se saisit pareillement de tous les âges de l'existence individuelle, du prénatal au post mortem : l'enfant (bébé MacDo), l'adolescent (couvert de marques), l'Homme avec ses moteurs, la Femme avec ses produits (de beauté), la Ménagère et le Vieillard (« Mourez, nous ferons le reste »). La publicité récupère, célèbre et masque, en l'orchestrant, la grande fuite du temps, des pompes nuptiales aux pompes funèbres, sur fond de danse macabre (je pense ici à la fameuse valse de Chostakovitch, devenueŠ désespérante dans sa récupération publicitaire).

La publicité envahit la totalité de l'animal humain, elle en assiège tous les accès, qu'ils soient individuels ou collectifs : recherches mentales et comportementales, corps et âme, psychologie des profondeurs, analyses sociologiques ou socioculturelles (« styles de vie »), approches « scientifiques » de la mémorisation, de la cérébralité ou de la sensorialité (« marketing sensoriel »), sondages et radiographie de l'animal collectif humain à des fins de conditionnement pavlovien, etc. Il s'agit d'une volonté de saisie intégrale de l'individu dans ce qu'il a d'anonyme, aussi bien que d'une captation totale de la masse consommatrice identifiée à l'archétype individualiste de l'homo consumans. Cette entreprise de réduction de chacun, ainsi réifié et conformé à la masse qui lui ressemble, permettra dans un second temps de le discipliner comme membre du troupeau. Sous des formes plus douces, plus clandestines, et donc plus insidieuses, ce processus ne présente aucune différence avec les procédés de normalisation qui caractérisaient les totalitarismes du xxe siècle.

Cette entreprise totalitaire, qui s'est installée progressivement depuis une trentaines d'années, de façon quasi irréversible, manifeste dans sa progression même son caractère impérialiste. La « pieuvre publicitaire » a effectivement installé son réseau tentaculaire dans tous les secteurs, en se parant mensongèrement du terme de « communication », et en gangrenant de son esprit mercantile tous les organismes au service desquels elle a prétendu se mettre. Un milliardaire résolu peut s'offrir une démocratie à coups d'achats d'espace, de pouvoir médiatique et de marketing politique. Les institutions humanitaires ont légitimé ces pratiques en donnant dans le « charity business »..

Mais cet aspect visible, extérieur, institutionnel du totalitarisme publicitaire couvre lui-même une visée plus profonde, intérieure et qualitative, idéologique en un mot, qui est de réduire la totalité de l'être humain à la seule dimension de la consommation.

 

-II- Un homme unidimensionnel pour un ordre nouveau.

L'idéologie de la consommation est à la fois réductrice et totalitaire :

- elle réduit toute l'existence de l'homme à la consommation ;

- elle lui fait croire que toutes les dimensions de la vie peuvent se vivre à ce seul niveau. Vaste leurre ! Ce programme est très précisément celui que décrit Marcuse dans son essai prophétique, L'Homme unidimensionnel. Dans mes propres analyses du Bonheur conforme, je n'ai fait que constater ce qu'il annonçait. Le paradoxe, et la grande illusion, c'est que le système publicitaire « intègre », sous forme de signes associés aux produits, les valeurs éthiques et politiques qui lui sont précisément contraires : liberté, amour, intelligence, spiritualité, grandeur, héroïsme, santé morale, nature idyllique, égalité/fraternité, beauté, vérité, citoyenneté, engagement politique, et même révolutionnaire, etc. Mais tout celaŠ à condition d'acheter : hors de la consommation, point de salut. Ainsi, loin de promouvoir réellement ces valeurs, la publicité les galvaude. Toute valorisation des produits est ipso facto dévalorisation des valeurs. Seuls s'y trompent les naïfs (?) qui croient ou font croire à la « moralité » du système, en déclarant que celui-ci offre aux gens une « consommation des biens immatériels » dont ils ont aussi besoin. Disent-ilsŠ

Cette rhétorique rend inattaquable le nouvel ordre économique qui préside à la « société de consommation ». La publicité la présente comme dépositaire de la totalité de la vie (« La vie. La vraie »), et c'est bien en cela qu'elle est, dans son essence, totalitaire : on trouve « tout » en elle, y compris son contraire apparent, puisqu'elle désamorce les tentatives de rébellion en récupérant les valeurs qui les suscitent. Impossible d'échapper à l'ordre extérieur qui règne dans la cité dès lors que celui-ci établit aussi dans les têtes sa clôture absolue. C'est l'éternelle leçon du totalitarisme, qu'il soit nazi, stalinien ou capitaliste libéral. C'était la leçon du Meilleur des mondes, comme celle de 1984 ("L'orthodoxie, c'est l'inconscience"). À ce sujet, quatre remarques s'imposent :

- Première remarque : la puissance du conditionnement publicitaire est directement liée à l'illusion de liberté absolue qu'il donne aux consommateurs alléchés. C'est le piège du « tout, tout de suite ». Pour tout avoir, il faut se précipiter immédiatement, faute de quoi l'on manque la totalité espérée. Puis, au fil des achats, on devient « accro » de ce mirage. Ainsi, on s'habitue à se soumettre dans la mesure même où l'on rêve d'omnipotence. Et ce qui en résulte, à la longue, c'est le réflexe de soumissionŠ Aussi le « fascisme de marché » se contente-t-il d'instiller journellement cette soumission à la consommation (cette consoumission !) à travers les évidences-réflexes d'un discours anonyme qui nous susurre : « Il me faut cet objet » ; « Untel n'a même pas tel produit chez lui ! » ; « Je puis m'offrir cela, donc j'en ai besoin ; j'en ai d'ailleurs besoin pour me prouver que je puis me l'offrir » ; « Je dois absolument aller voir ce spectacle dont on parleŠ quoi, tu ne l'as pas encore vu ? », etc.

- Deuxième remarque : la « normalisation » s'effectue par le biais de ce qui est normal. Les « il faut » trop sonores, les péremptoires injonctions de jadis, font place aux « il est bien normal de », « chacun, de nos jours, fait ainsi », « tout le monde agit, rêve, désire, aime comme cela ». La publicité nous décrit tels-que-nous-sommes-si-nous-sommes-« normaux » (c'est le sens même du slogan « Deviens ce que tu es » : on ne fait que te révéler le mode d'être qui est ta nature). Ce mode indicatif est plus contraignant que le mode impératif dans la mesure où l'on ne peut pas se distancier de ses ordres. Qui plus est, cette normalité est commune à tous : la collectivité semble s'y être déjà pliée. Les modèles de consommation deviennent alors d'autant plus coercitifs qu'ils sont supposés massivement répandus. Les conduites normatives étalées dans les publicités sont relayées par les journaux et les films, par les émissions télévisées où les vedettes viennent afficher leurs modes de vie privés et publics, par la rhétorique dominante qui dit sans cesse à chacun qu'être de son époque est la seule façon de vivre authentiquement. Si bien que le citoyen est sommé en permanence de mimer pour exister, de mimer ce qu'on lui a déclaré être sa vraie nature, son identité standard, s'il est vraiment normal. Il doit d'ailleurs mimer aussi les marchands et les publicitaires, puisqu'on lui apprend partout que tout se vend/tout s'achète, qu'il doit se vendre lui-même, qu'il doit donc se vivre lui-même comme produit. Chacun doit à la fois se consommer et s'offrir à la consommation des autres, en exhibant les signes (publicitaires) de la normalité dont il est porteur.. Vaste programme !

- Troisième remarque : ce mime généralisé, cette normalisation consensuelle se fondent principalement sur la peur de paraître anormal. Pour bien « normaliser », la publicité cultive chez ses victimes à la fois l'illusion de la différence et la peur de la singularité (baptisée archaïsme). Dans la peine comme dans le bonheur, mais surtout dans le bonheur. Dans le moindre de ses modes de vie, le citoyen se sent exister sous le regard d'une collectivité déjà normalisée, parfaitement convaincue, voire menaçante. Il n'y a pas besoin de « Big Brother » officiel, puisque tous les consommateurs sont appelés à se faire les « bigs brothers » les uns des autres, s'inspectant mutuellement pour voir s'ils sont bien dans la norme. En particulier dans les pratiques festives (on a parlé à ce sujet de disneylandisation du monde). Dans cette surveillance mutuelle généralisée, chaque terrorisé ne manque pas d'être terrorisant, à l'instar des « citoyens » de 1984. La réaction des gens normaux, lorsqu'on met en cause les rites d'achat à l'époque des « fêtes » et la débauche de dépenses qui s'ensuit, est éloquente à ce sujet. Le refus de la surconsommation est aussitôt taxé de jansénisme. Les publicitaires encouragent cette attitude qui consiste, au lieu de débattre, à discréditer les opposants, les non conformes, en dressant d'eux une image caricaturale (le « publiphobe » puritain, mal dans sa peau et dans son temps). Comme le dit Paul Ariès, l'ordre publicitaire psychiatrise les dissidents, comme tout système totalitaire.

- Quatrième remarque : dans la logique de ce qui précède, le triomphe du système publicitaire est donc de transformer ses victimes en bourreaux. Comme tout système totalitaire, là encore. Les plus aliénés à l'idéologie de la consommation sont aussi les plus acharnés à la défendre pour préserver leur illusion de liberté. À la défendre en attaquant. Au niveau collectif, le désir de s'installer dans le confort majoritaire se mue vite en intolérance majoritaire à l'égard des empêcheurs de tourner en rond. Mais il y a davantage. La consommation ne propose pas seulement la jouissance soumise dans l'illusion de la liberté : elle flatte aussi sans cesse le désir de pouvoir et de supériorité sociale (par l'appropriation), parfois de façon brutale (1). Méditons ce discours inavoué : « Je consomme, donc je suis. Je consomme davantage que les autres, donc je suis plus qu'eux. Tu ne possèdes pas, donc tu n'existes pas. Moi, je possède et je consomme, donc j'existe plus que toi. Il faut que tu consommes comme moi, mais moins que moi, pour que je me sente fort d'un bonheur supérieur au tien. Vive les démunis, dont le spectacle me prouve bien que je suis un nanti. Je me sens d'autant plus exister dans l'acte de consommer que j'écrase par mes moyens d'existence ceux qui n'ont pas les mêmes moyens que moi. » Lorsqu'un grand nombre d'individus esclaves du système finissent par être pénétrés de ce discours, ils forment une majorité terrorisante. Un regroupement de dominés au service de l'idéologie dominante. On voit dès lors que le système publicitaire qui travaille à cet objectif n'est pas seulement violent : il rend violents ceux qu'il a séduits. Chaque victime se transforme en bourreau chaque fois qu'elle a besoin de compenser la perte de sa liberté par l'exercice de ce pseudo-pouvoir. L'aboutissement de cette normalisation, c'est de rendre totalitaires à leur tour les agrégats d'individus qu'elle a subjugués : du haut de leurs marques, ils se glorifient de leur servitude en la prenant pour une supériorité. Et gare à ceux qui s'aviseraient de leur révéler la tragi-comédie qu'ils se jouent à eux-mêmes.

Tel est l'ordre qu'instaure, depuis le for intérieur du citoyen jusqu'au c¦ur de la Cité, le système publicitaire au service de la dictature des financiers..

 

François Brune

 

Note : 1/ Une publicité pour téléphone portable, parue en décembre 2001, affiche littéralement la domination promise au consommateur. Une impérieuse jeune femme (¦il malicieux/séducteur, bouche en c¦ur aux lèvres très « rouge baiser ») déclare simplement : « Je le veux. Je me l'offre. » Immédiateté du pouvoir et de sa satisfaction : tel est le bon plaisir de l'acheteuse. Trois remarques sur cet éloquent schéma, si souvent réitéré :

- quiconque n'a pas les moyens d'acheter se voit aussitôt éliminé de la course, renvoyé à son statut d'indigent qui ne peut s'offrir l'accès à la modernité, symbolisée par cet objet ; l'héroïne manifeste une arrogance de classe qui néantise socialement le non-consommateur ;

- notre séductrice s'approprie un portable : c'était l'objet de son désir (« je le veux »), et elle s'attribue le droit de le satisfaire immédiatement, du seul fait qu'elle en a les moyens ; mais, bien entendu, l'ambiguïté de la mise en scène évoque, en l'inversant, le schéma classique du macho qui affirme son droit de possession sur tout « objet » qu'il désire (je la veux, je me l'offre : par la force ou par l'argent, ou tout bonnement par la puissance de l'argent) ; c'est au schéma d'une violence sexiste permise qu'il est ici subrepticement référé, comme pour pimenter l'achat d'une légitime transgression : la pulsion porte en elle-même le droit de se satisfaire dans l'instant, qu'elle soit pulsion d'achat ou pulsion sexuelle, les deux s'associant de plus en plus pour ne former qu'une seule et même pulsion consommatrice ;

- du même coup, c'est la tyrannie du consommateur, autorisé à dominer le monde par le moyen de l'argent-roi, qui est instituée. Tout s'achète, tout se consomme. On en a le droit par le seul fait qu'on en a les moyens. Du tourisme sexuel à l'exploitation des enfants, le « je le veux/je me l'offre » apparaît comme la manifestation la plus cynique du droit de l'homme à écraser son semblable, à en faire l'instrument de son bon plaisir. La publicité flatte notre vocation totalitaire à devenir des potentats qui dévorent une planète à consommer.