En finir avec l’idéologie de la consommation :
POUR UNE SOCIETE DE FRUGALITE
par François Brune
L’aspiration à une société de frugalité exige l’examen de ce qui
lui est contraire, la société de consommation, c’est-à-dire de sur-consommation,
dont l’idéologie publicitaire est à la fois le reflet et le vecteur.
Car ce qui pousse à consommer, ce n’est pas simplement la somme des
publicités prises isolément à un instant donné : c’est avant tout un
système, système économique certes, mais aussi système essentiellement idéologique.
Or, il nous sera impossible de vivre dans un autre système, - j’entends
la société de frugalité, sans abandonner les conduites réflexes créées par
le système actuel, c’est-à-dire les schémas mentaux et attitudes compulsives
de la « bête à consommer » que la publicité a ancrés au plus profond de notre
être.
I/ Grands traits de l’idéologie publicitaire
Commençons donc par faire le ménage. Il s’agit d’examiner les
lignes de forces idéologiques développées par la publicité, que celles-ci
lui soient spécifiques ou qu’elles reflètent plus globalement l’idéologie
moderniste (religion de la technique, dogme de la communication, etc.). Grosso
modo, on peut dégager sept traits fondamentaux :
1/ La mythologie du progrès-qu’on-n’arrête-pas.
Celle-ci ne cesse de faire croire que la consommation est sans limite, et
que son essor est la preuve même que nous ne cessons de progresser :
- Elle nous dit que tout changement est un progrès ; que tout progrès ne peut
résulter que d’un changement. Il faut donc changer pour changer.
Votre téléphone va changer de numéro ; alors, changez de téléphone. Éternel
éloge du nouveau ; disqualification du vieux. Il est interdit de vieillir.
Emploi des mots « innovant », « avancé » et de leurs synonymes : être à la
mode, être « tendance », être à la pointe de, aller toujours plus loin, plus
vite, etc.
- Elle nous appâte sans cesse d’un « plus » ou d’un « mieux »,
d’un « toujours mieux » qui se traduit par un « toujours plus ». L’accumulation
de choses prend alors le prétexte de l’innovation et l’amélioration.
Le qualitatif cautionne le quantitatif, de même que le quantitatif se présente
comme seul critère du qualitatif (cf. la dénaturation du mot « croissance
», réduit à une mesure purement quantitative, celle du PIB). Cette mythologie
globale du « progrès », non seulement légitime, mais amplifie
le règne d’une consommation illimitée.
2/ La sur-activation du besoin, du besoin de
besoins, de l’envie, de l’envie d’envies, du « désir » et
du désir de désirs, présentés comme la nature même du citoyen normal.
C’est le cas particulier de la sexualisation des produits, qui sert
à les naturaliser comme « désirables ». C’est le cas général de l’ensemble
des publicités, qui font semblant de « répondre » à nos besoins pour nous
faire croire que nous les avons. Ce faisant, elle pose le dangereux axiome
selon lequel tout « besoin » est un droit. J’ai même entendu certains
publicitaires déclarer que l’homme normal aimant être manipulé, la manipulation
est légitime parce qu’elle « répond à un besoin » ! Comme le viol, sans
doute, qui répond au désir d’être violé(e) ; comme la pédophilie, sans
doute aussi, qui répond chez l’enfant au besoin de se sentir pédophilisé,
etc. ! Cette exacerbation du besoin et de la libido consommatrice aboutit
à deux impasses :
-Saturer : tuer l’envie, qui n’a plus
la force de se satisfaire (à tel point qu’un centre commercial arbore
ce slogan : « Je n’ai d’envie que si l’on m’en
donne » (Parly 2) ;
-Frustrer : frustrer matériellement, puisqu’il
y a toujours de nouveaux produits semblant répondre toujours mieux à nos nouveaux
désirs ; frustrer immatériellement, puisque nos aspirations profondes,
réduites à des besoins, ne peuvent pas être satisfaites sur le mode du besoin.
Nous sommes saturés de besoins satisfaits qui nous laissent dans l’insatisfaction.
Mais voilà : la frustration est motrice. Motrice à condition que le moteur
même soit perpétuellement relancé, sous peine de retomber dans la saturation…
D’où :
3/ L’appel au consensus terrorisant, c’est-à-dire
au mimétisme collectif. Pour relancer l’envie individuelle,
rien de tel que d’éveiller le désir mimétique. D’où ces
innombrables slogans clamant que tous les êtres normaux font comme cela, que
tout le monde rêve de cette consommation, que l’époque est à tel ou
tel produit, qu’il faut mimer ce grand mythe, etc. (A quoi allez-vous
ressembler cet été ? La Redoute, juin 2003). Vous êtes donc asocial et
archaïque si vous ne vous soumettez pas à la loi du grand nombre. La consommation
se veut consensuelle pour nous donner l’illusion de la convivialité.
Qu’un agrégat d’individus qui consomment en masse puissent se
prendre pour une démocratie festive, quel puissant levier commercial en effet
! Au sein de la foule qui se croit libre, chacun oublie combien cette libération
apparente cache de servitudes aux puissances de l’Industrie, de la Technique
et de la marchandisation (« Tant qu’à subir la publicité, autant
l’aimer », « Le monde s’accélère : comment s’y
préparer ? », etc.). Et dans cette abondance commune, personne ne veut
savoir combien de pillages nécessitent ces gaspillages.
4/ Le culte héros-produit. Au centre
de la vie de chacun, prêt à résoudre tous les problèmes, la publicité célèbre
le produit. Et comme le produit apporte tout, rien ne peut être obtenu sans
lui… C’est la plus terrible des dépendances, puisque nous soumettons
chaque jour notre existence à l’industrie d’autrui, en négligeant
l’usage de nos capacités propres. Or, cette loi publicitaire s’étend
à tout ce qui est de l’ordre des valeurs. On a ainsi le rêve-produit
(il est produit par les spectacles, je le consomme, je n’ai plus à cultiver
mon propre imaginaire), la beauté-produit (par les produits
de beauté), la santé-produit, l’amour-produit
(« La plupart des baisers s’achètent au Monoprix »), la démocratie-produit
(par le consensus publicitaire), la révolution-produit (par
le nouvel Omo ou la transgression des vieilles morales, etc.). Et pour finir,
l’identité-produit : le règne des Marques appelant
hypocritement chacun à « devenir ce qu’il est » (« Ma crème c’est
tout moi », « Shopi : Tout un état d’esprit (…) pour
vous guider vers les produits qui vous ressemblent »). Tout est consommable,
tout est produit : terrible asservissement à la seule consommation. Avec la
plus belle des excuses : c’est au nom du bonheur !
5/ Un bonheur programmé, dont la carotte est le bâton.
Toutes ces lignes de force débouchent en effet sur un programme de bonheur.
Quel bonheur ? Celui d’un plaisir sans fin comme on parle de vis sans
fin : un plaisir de l’instant (toujours ins-tan-ta-né, il ne
faut pas le manquer !), un plaisir donc émietté et répétitif, un plaisir anonyme
(programmé par la pub), un plaisir-oubli dans le vertige de l’instant
(« Pense à ce que tu bois, écoute ta soif » ; « Laissez vos sens
prendre le pouvoir »), un plaisir insatiable enfin puisque toujours menacé
de finir, un plaisir idéal donc puisqu’il faut le renouveler au rythme
même de la production et de l’innovation industrielle (« Le plaisir,
c’est de changer de plaisir »). Mais voilà : lorsque le bonheur
est placé dans l’intensité du présent, régie par le produit, comme
l’instant chasse l’instant, il faut que le produit chasse le produit,
et tout de suite, sous peine de mort du plaisir. L’instant est lui-même
vécu comme un produit, et ce qui caractérise cet étrange produit (le « moment
», le « moment fort »), c’est que sa date de péremption coïncide avec
sa parution. D’où une consommation vertige, qui est consumation
de soi à travers l’instant qui vous happe. C’est alors qu’on
n’est jamais si bien asservi que par soi-même. Ce bonheur est tragique,
mais qu’importe ! les marchands veillent : pour mieux vous faire oublier
la question du Sens que masque le produit, ils vous invitent à vous précipiter
dans la Cadence, dans le rythme effréné de la consommation, de ses rites et
de ses fêtes. La société de consommation fait oublier le tragique
de la consommation en accélérant le rythme de la consommation,
de même que la croissance économique fait oublier les ravages de la croissance
en appelant à toujours plus de croissance.
6/ Un nouvel instinct : la pulsion consommatrice.
Consommer, donc, c’est consumer. Mais la très forte liaison qu’établissent
les publicités entre la consommation proprement dite d’une part, et
d’autre part, toutes les images de la vie, toutes les valeurs sociales,
fait de la « pulsion consommatrice » l’unique forme de relation que
va tisser l’enfant-consommateur avec les réalités qui l’entourent.
À trois ans, on consomme le produit comme un monde, à trente ans on consomme
le monde comme un produit. L’idéologie de la consommation se généralise
aux images qui leur sont liées, aux spectacles médiatiques, aux stars qui
se produisent, aux événements et aux journalistes qui les mettent en scène,
aux politiciens qui soignent leur look, etc.., et tout ceci sur le mode de
la gloutonnerie des yeux, de la boulimie de rythmes, dans une sorte d’ingestion
infinie des choses et des êtres. « Croquer la vie à pleines dents.
», voilà le mot d’ordre. Or, ce n’est pas là un simple schéma
mental, un impératif abstrait face au monde devenu spectacle : il s’agit
d’une pulsion consommatrice, instinctuelle, compulsive, viscérale
; elle réclame sa dose à toute heure, dans une sorte d’impatience chronique.
D’autant plus violente que fatalement frustrée, elle proclame sans cesse
: « Je le veux, je me l’offre ». Violence possessive des sociétés
industrielles sur toutes les richesses de la planète, violence de l’individu
formé à l’image de ces sociétés à l’égard des pays du reste du
monde, de leurs ressources, de leurs travailleurs, etc.
7/ La destruction des Valeurs.
Si l’on se demande ce qui freine encore cette rage consommatrice, individuelle
et collective, la réponse est simple : ce sont les Valeurs, les grandes valeurs
humanistes, elles aussi personnelles et collectives. Dans ce qu’elles
ont de meilleur, les valeurs humaines tendent toutes à la mesure des choses,
à la conscience de soi, à la maîtrise des pulsions, à l’équilibre corps-esprit
(mens sana in corpore sano), à l’engagement civique, au sens
de l’ensemble, au respect de la nature et de l’humanité, à la
solidarité et au partage. Effectivement, rien de cela ne porte aux futilités
de la consommation. Pour éliminer ces redoutables freins, la rhétorique publicitaire
use alors de trois moyens, la récupération, la falsification, l’élimination
:
- La récupération : c’est le procédé le plus fréquent. Il consiste,
en associant tel ou tel produit à telle ou telle valeur, à faire croire qu’il
suffit de consommer le produit pour s’inscrire dans l’ordre des
valeurs : la convivialité, le rêve, la démocratie, la liberté, etc. (cf. cette
pub de portable : « La Liberté, une idée qui est dans l’air.
») ; or, donner à consommer les « valeurs », c’est le meilleur moyen
de dispenser de les vivre, en les réduisant à de simples « signes ». La
valorisation des produits est toujours une dévalorisation des valeurs.
- La falsification : la publicité détourne les valeurs en
leur faisant cautionner ce qui leur est précisément contraire. Ainsi, elle
se sert de la nature pour vanter un produit de l’industrie (plus c’est
sophistiqué, plus c’est déclaré « naturel »). Elle recourt à un précepte
caritatif pour justifier une conduite égocentrique (par exemple, le mangeur
de saucisses : « Quand on aime, on ne compte pas »). Elle mobilise
le mythe révolutionnaire pour célébrer un investissement financier (« Révolutionnez
vos placements »), ou l’idéologie de la vitesse pour justifier
la non vitesse (« La vitesse, c’est dépassé. »), etc.
- L’élimination : c’est encore le plus efficace. La plupart
des vertus jugées anciennes (et pour commencer le mot « vertu » lui-même)
sont discréditées à travers la valorisation du tout nouveau, de l’hédonisme
sans entraves, de la permissivité obligée, etc. Il est interdit de ne pas
céder à « ses » désirs (on serait « coincé »), de résister aux modes (il faut
être de son temps), de s’adonner à la vie intérieure (combat d’arrière-garde)
; il faut au contraire s’exhiber sans cesse, se manifester par le port
des marques, se vivre soi-même comme image de marque. Dès lors, chacun « s’éclate
» sans savoir qu’il se joue la comédie du bonheur à travers les signes
de sa consommation et sa consommation de signes. L’aliénation publicitaire
triomphe. La boucle est bouclée.
=> Ces sept traits de l’idéologie publicitaire ne
sont évidemment pas séparables les uns des autres. Il y aurait risque à les
combattre isolément, voire même l’un par l’autre, car ils font
système. Ils illustrent parfaitement le type d’individu aliéné
et infantile que Marcuse décrivait dans L’homme unidimensionnel
: il s’agit précisément de l’homo consumens, dont les
seules aptitudes critiques se limitent à des choix illusoires entre des produits
apparemment distincts. C’est ce modèle que nous devons fuir dans
sa globalité, y compris lorsqu’il en appelle hypocritement au consomm’acteur
ou au « consommateur citoyen » (ce nouvel oxymore !)…
II/ Pour une société de frugalité : quelques lignes de position
Si donc l’on veut définir les quelques principes qui
devraient régir une société de frugalité, la première démarche est sans doute
d’inverser les traits idéologiques de la société
de consommation dont je viens de faire le tableau, au risque d’apparaître
joyeusement archaïque. Voici ce que cela pourrait donner, point par point.
1/ (Contre l’idéologie du progrès) : Réhabiliter l’immobilisme
! L’homme a besoin d’enracinement, et l’on ne s’enracine
pas en fonçant sur l’asphalte. Réhabiliter l’immobilisme, et si
l’on éprouve vraiment la nécessité de remuer un peu, on peut toujours
tenter de… faire machine arrière ! Contre le suivisme ambiant, il faut
se rappeler que la vraie tradition est toujours motrice, que l’innovation
apparente masque souvent la répétition du même, que l’hypermobilité
liée à la gabegie des transports n’a rien à voir avec le mouvement,
et qu’il n’y a rien de plus dynamique qu’un arbre préparant
ses fruits pendant la morte saison. Il est toujours progressiste d’être
en retard dans la mauvaise voie ! Voilà ce qu’implique l’idée
de décroissance tempérée, ou si l’on préfère, l’objectif
d’une aisance partagée (car la frugalité n’est pas la
pénurie). Au bougisme actuel, qui pousse à ne jamais se contenter
d’un produit, d’un lieu ou d’un(e) partenaire, il est bon
d’opposer d’abord la force de l’inertie. Dans toutes
nos activités quotidiennes, notamment celles qui se rapportent à l’économie
domestique, la bonne règle est de ne jamais changer que ce qui a
vraiment besoin de l’être, donc de conserver tout ce qui est « vieux
» et qui fonctionne encore. Haïssons la mode du jetable, si nous ne voulons
pas être un jour jetés à notre tour. Préférons le vieil objet fiable au nouveau
produit sophistiqué. Rappelons-nous Montesquieu : le mieux est le plus
souvent l’ennemi du bien. L’abus d’une bonne chose
est toujours une mauvaise chose. C’est le cas de la consommation. En
particulier, on prendra garde au piège des cadeaux (avec leurs emballages),
à l’occasion des fêtes : parce qu’on se croit désintéressé en
« offrant », on alimente sans vergogne la surconsommation. La seule voie aujourd’hui
du « consommer mieux », c’est le « consommer moins ».
2/ (Contre le besoin de besoins et l’envie d’envies) Réapprendre
le Désir, dans son émergence profonde comme dans sa limitation nécessaire.
Le premier principe est toujours de se demander quels sont réellement mes
besoins, quels sont mes désirs, et d’analyser la façon dont le monde
moderne trompe mes vrais désirs en les maquillant en faux besoins. Car
le désir profond, c’est celui qui sait attendre.
Certes, il s’agit là, pour chacun, tout un programme personnel. Mais
on rappellera tout de même que la plupart des envies que nous nommons des
« besoins » ne sont pas d’une absolue nécessité, et n’ont donc
pas à être considérés comme des droits en tant que tels. D’autre part,
nos besoins ou désirs sont souvent contradictoires : on ne peut à
la fois désirer faire, et faire faire ; être soi, et être comme tout le monde
; profiter de la consommation à bas prix, et fustiger les salaires dérisoires
des exploités du tiers monde ; vouloir « tout » « tout de suite », chose impossible
puisque ce serait enfermer le tout dans sa partie (le « tout » dans le « tout
de suite ») ; être libres (c’est-à-dire sans dépendances excessives),
et accepter les multiples dépendances du tout achat, ou encore, pour une nation,
être autosuffisante et dépendre pour subsister de ses échanges avec des nations
plus puissantes (c’est donc l’idéologie du commerce comme fin
en soi qui est à combattre).
Retrouver le désir dans la conscience de ses limites, -
c’est cela même, la frugalité -, cela demande d’avoir perpétuellement
à l’esprit ce que coûte d’effort et de peines la satisfaction
du moindre de mes besoins (y compris le plus naturel comme la nourriture),
et à plus forte raison du moindre de mes désirs, sachant que l’humanité
existe autour de moi (et en moi), et que je dois refuser tout
ce qui, pour mon plaisir même le plus licite, contribue à l’injustice
ou au malheur d’autrui. Retrouver le désir dans sa modération,
c’est aussi savoir échapper à l’impatience de l’envie
qui nie toujours l’insertion du désir dans le Temps, comme le montre
l’épisode du Petit Prince et du Marchand de « pilules contre la soif,
qui font économiser 53 minutes par semaine » : « Moi, se dit le Petit
Prince, si j’avais cinquante trois minutes à dépenser, je marcherais
tout doucement vers une fontaine. » C’était l’époque où les
fontaines n’étaient pas polluées…
3/ (Contre le consensus terrorisant) Savoir dire non. Non
à l’oppression du groupe, non à l’intériorisation des envies anonymes
qu’il suscite en nous. Face à ce qui nous détruit, il est positif de
négativer. Non au fameux « sophisme de l’inéluctable » que le « discours
réaliste » prêche pour anesthésier nos résistances. Il nous faut refuser non
seulement les mode passagères, mais le principe même de leur coercition. Désacraliser
les rites sociaux devenus de simples prétextes commerciaux. Freiner le dévergondage
des consommations. Se faire joyeusement le rabat-joie de l’euphorie
publicitaire. Abominer les promotions prétextes et les soldes-bidon : l’appât
isolé de chaque marchandise contribue toujours au piège général du système.
Résister aux mimétismes collectifs dans sa famille même, en soi comme autour
de soi. Fuir tous les engouements de type Loft Story, télévisés ou non, tous
les rassemblements de nature fanatique, qu’ils soient sportifs ou musicaux,
et qui poussent à l’éclatement ou à l’infantilisation de soi.
Se souvenir de la formule de Sénèque : « La preuve du pire, c’est
la foule. » (- mais non pas l’assemblée !).
Bien entendu, cette attitude morale exige de l’énergie morale
(on disait autrefois « de la grandeur d’âme »). Si l’on est montré
du doigt, -et nous le sommes-, il faut savoir opposer le rire de Panurge à
la risée du troupeau. Si l’on est taxé d’archaïsme, et nous le
sommes, il faut se rappeler combien c’est la peur d’être anormal
qui inspire aux terroristes de la modernité l’injure suprême : vous
menez un combat d’arrière garde ! C’est vrai, d’ailleurs
: nous menons un combat d’arrière garde, mais paradoxalement ce combat
se trouve être… un combat d’avenir. Car, lorsqu’une
armée est engagée dans une impasse, il faut bien que, tôt ou tard, elle fasse
demi-tour, et alors, l’arrière-garde se trouve aux avant-postes
! Dans un futur proche, on remerciera les personnalités pionnières qui ont
montré qu’il était possible de résister et de vivre autrement…
4/ (Contre le culte du produit) Désacraliser le produit-héros. Re-politiser
l’acte de consommer. Un produit n’est jamais une fin
en soi, il n’est jamais qu’un moyen, une forme substantielle
de service rendu, par des hommes à d’autres hommes. Il n’y a donc
pas à le célébrer en tant que tel, encore moins à en rêver ou à y enfermer
sa vie. Chaque fois qu’on le peut, préférons la solution naturelle qui
dépend de nous à la solution-produit qui nous asservit. De même, quand nous
sommes amenés à « consommer », rappelons-nous que l’acte de consommer
n’est jamais isolé, ne se limite pas à lui-même, il implique
toute une chaîne de relations humaines, socio-politiques autant qu’économiques,
il peut aider certains à vivre comme il peut détruire des communautés entières.
Ré-humaniser le produit, c’est aussi faire prendre conscience - en aval
- de ce que peuvent avoir comme conséquences redoutables les sous-produits
du produit : la société de consommation est une société de déjection. Faire
le plein nécessite de faire le vide, et de jeter sans fin. Quand on observe
tout ce qui est jeté dans nos poubelles, on peut affirmer que nos déchetteries
nous accusent. A l’inverse, l’homme frugal ne fait du produit
ni la gloire d’un jour ni le rebut du lendemain : il le respecte
simplement comme fruit du travail humain ou matière première offerte par la
nature, il récupère ce qui peut l’être, il conserve ce qui peut encore
servir, il répare et il reprise, il fait des « économies de bouts de chandelles
», selon les principes chers à ma grand’mère. Non pas dans le sens d’une
avarice sordide, mais dans un esprit altruiste de respect de la planète et
des autres civilisations.
5/ (Contre le bonheur normalisé) Oser vivre des joies
qui ne se voient pas, qui ne semblent pas « conformes » ! Ne plus
craindre les interpellations d’autrui de type « comment, tu n’as
pas encore cet objet, comment tu n’as pas vu ce film », etc. Oser le
cérébral contre le viscéral. « Oser la sagesse » nous dit Horace
(père du « Carpe diem »). Jouer l’intériorité contre l’exhibition.
Refuser la fausse convivialité des ruées consommatrices. Sortir de l’économisme
domestique et du règne de la marchandise. Savoir que ce que l’on fait
lentement de ses mains est le plus souvent préférable à ce que l’on
achète compulsivement. Se déconditionner de l’impatience du « tout tout
de suite » qui aboutit toujours à instrumentaliser les autres. Savoir
vivre avec des problèmes non résolus (et non solubles dans la consommation
!). Quitter souvent les horizons mêmes du consumérisme militant, car cela
peut encore être une aliénation que d’être obsédé par la recherche sans
fin du « mieux consommer ». Réapprendre la gratuité des échanges. Être sceptique
devant toute promesse de bonheur qui puisse venir d’autre chose que
du Sens (ce « sens » pouvant être, devant les dons quotidiens de la nature,
dans la sagesse de la saveur). Accepter enfin les manques inévitables
sans les vivre comme des frustrations intolérables ! Car la frugalité
à l’échelon planétaire obligera au grand partage, et si l’Occident
cesse d’externaliser le labeur et la peine, il faudra bien qu’il
en reprenne sa part : nous serons alors conduits à retrouver un savoir-vivre
collectif de la privation (équitablement répartie, évidemment !), - sachant
que toute peine peut être joyeuse quand elle est solidaire.
6/ (Contre nos impatiences dévoratrices) Eradiquer (ou assagir, faute
de mieux) la pulsion consommatrice. C’est le plus difficile,
puisque nos modes de vie l’ont ancrée en nous comme un nouvel instinct
à la fois personnel et collectif. Nous sommes dévorés par le besoin de dévorer.
Si l’on ne peut pas se déconditionner du jour au lendemain, au moins
:
- à un premier niveau, ne pas entretenir la pulsion consommatrice
dans l’ordre des marchandises : délivrons-nous donc de « l’esprit-shopping
», du culte de la grande surface, du lèche-vitrine des rues piétonnières,
du vertige des promotions rituelles ou de la délectation compulsive des catalogues
de vente par correspondance…
- mais en même temps, ne pas chercher à assouvir cette même
pulsion dans l’ordre médiatique, dans la façon dont, sous prétexte d’information,
on se repaît de nouvelles, faits divers, événements, documents-spectacles,
spectacles-produits, bref, toutes ces formes de « consommations de signes
» censées animer la cité alors qu’elles ne font que « divertir » le
citoyen. Adieu TV, finie la drogue…
Fondamentalement, c’est à une reconquête du temps personnel que nous
sommes confrontés. Un temps qualitatif. Un temps qui cultive la lenteur et
la contemplation, en étant libéré de la pensée du produit (dans Le Meilleur
des Mondes, on n’a le droit de s’adonner qu’aux loisirs
qui font consommer). Vivre un temps qui ait du sens sans l’argent, des
parcours qui aient du sens sans carburant, et des loisirs qui chantent sans
les trépidations de l’envie.
Savoir être inutile, pour rester disponible à tout ce qui
n’est pas utilitaire. Et ainsi, retrouver l’art de « cueillir
le temps présent » (Carpe diem) en l’ouvrant à toutes les dimensions
(personnelles, collectives, esthétiques, spirituelles) d’une existence
humaine, et non sur le mode tragique de la dévoration suicidaire.
Cela implique naturellement un enracinement culturel profond, qui recueille
et revivifie nos valeurs en voie d’oubli.
7/ (Contre l’extinction des valeurs) Remettre au premier plan
les valeurs humanistes, affirmer la primauté de ces valeurs sur tout autre
objectif, notamment technique ou économique (et non, par exemple
appeler sans cesse à la consommation pour sauvegarder la croissance, ce qui
pousse à l’égocentrisme sous prétexte de solidarité). Ces valeurs personnelles
et collectives, lentement élaborées par notre civilisation, sont toujours
là – y compris dans la bouche de ceux qui les menacent en les subvertissant.
Ce sont globalement : la conscience, la conscience de soi
bien sûr, mais aussi la volonté de lucidité sur toutes les réalités humaines
dans leurs dimensions tant psychologique que politique, à commencer par nos
propres présupposés idéologiques. Le courage, le courage
d’être libre, le seul qui conduit à ne pas asservir autrui. Contre la
loi du bon plaisir, le sens de l’effort, de l’effort qui n’est
pas triste, celui qui permet à l’enfant de se structurer et d’apprendre
à vivre debout. Mais aussi la modération, la seule vertu
capable de freiner nos soifs de biens ou de pouvoir. La justice
bien sûr, le sens constant de la justice, qui exige de lutter contre
tout ordre politique qui ne se fonde pas sur la solidarité, - bref, liberté,
égalité, fraternité !. Et naturellement, pour conforter en chaque individu
ces éléments d’une morale fondamentale, la culture de l’intériorité
par laquelle se construit l’identité véritable, à mille lieux
de l’identité par l’exhibition ou de l’exacerbation des
mimétismes.
Sans poursuivre une énumération qui risquerait de tourner à la facilité du
catéchisme humaniste, je ferai deux remarques :
- D’abord, rien de tout cela n’est nouveau. Mais c’est justement
pour cette raison qu’il faut le répéter ! Aucun homme, aucune civilisation
ne se crée à partir de rien. Il nous faut donc sans cesse reprendre et revivifier
notre humanisme, qui a débouché sur la déclaration des droits et des devoirs
de l’homme. Quelles que soient les transformations radicales que nous
pouvons souhaiter, nous devons savoir qu’il n’y aura pas de citoyenneté
véritable, pas de démocratie véritable, sans la transmission et la reprise
incessantes de ses valeurs et de l’héritage culturel qui les a perpétuées
jusqu’à nous, valeurs qui demeurent à l’opposé de notre
surconsommation égocentrée.
- Deuxième remarque : au cœur de cet humanisme, il y a le sentiment de
l’appartenance spirituelle de tout homme à l’humanité
et de la présence de l’humanité en tout homme, qui fonde l’éthique
même, universelle et autonome, dont le respect doit primer sur toute
autre considération dans la conduite de nos vies et l’organisation de
nos sociétés. C’est ce sentiment qui nous oblige à aller vers une société
de frugalité, parce qu’il est tout simplement indécent et immoral de
se goinfrer dans notre bulle de « pays nantis » pendant que des centaines
de millions de nos frères humains crèvent
dans la misère la plus sordide. Or, c’est bien notre double tradition
judéo-chrétienne et gréco-latine qui nous renvoie en permanence à cette évidence
morale élémentaire :
Côté judéo-chrétien : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
; « Ne te dérobe pas à ton semblable » (dont le texte littéral serait : «
Ne te dérobe pas à ta propre chair » - l’autre fait partie de toi) ;
« Si tu possèdes une deuxième paire de chaussures et qu’un pauvre
va nu-pieds, tu n’as pas à la lui donner, mais à la lui rendre.
» (Grégoire le Grand).
Côté gréco-latin : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est
étranger » (Térence). Plus près de nous : « Il y a une espèce de
honte d’être heureux à la vue de certaines misères » (La Bruyère)
; «Conduis-toi de telle sorte que tu traites l’humanité dans ta
personne aussi bien que dans la personne d’autrui comme une fin et jamais
comme un moyen » (Kant) ; « Être homme, c’est précisément être
responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui
ne semblait pas dépendre de soi. » (Saint-Exupéry) ; « [Chaque homme] est
responsable de tous les hommes » (Sartre), etc. On pourrait multiplier
les citations !
=> Ces quelques observations ne décrivent pas la société de frugalité elle-même,
ni dans son organisation, ni dans l’évolution à suivre pour y parvenir.
Elles visent simplement à montrer quelle est l’idée de l’homme
qui devrait présider à sa mise en œuvre, et dont elle favoriserait réciproquement
l’émergence. Cet homo frugalis, à l’opposé de
l’homo consumens, c’est bien sûr l’homme pluridimensionnel.
Sans attendre qu’une nouvelle société « clefs en mains » nous soit proposée,
et parallèlement à nos actions militantes et associatives, ce modèle représente
déjà une sorte d’idéal à vivre personnellement (et interpersonnellement),
quels que soient par ailleurs les compromis auxquels nous conduit ce système
même auquel nous résistons. Idéal moral, mais aussi politique, - car si la
politique est l’art d’ordonner dans la justice la vie de la Cité,
ce qui est immoral ou injuste ne saurait être politiquement recevable.