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Dossier n°3, novembre 2001
La
révolte du sabbat
Par
Douglas Rushkoff, en chef d'Adbusters, auteur récent de Coercition :
pourquoi
écoutons-nous ce qu' "ils" nous disent.
Quand
j'étais enfant, ma famille vivait dans un lotissement modeste. Le week-end,
tout le voisinage partageait un barbecue, au bout de la rue. Les voisins s'y
retrouvaient pour discuter et cuire des saucisses. Les parents y préparaient à
manger pour tous les enfants. Puis nous sommes devenus un peu plus riches, nous
avons alors déménagé pour une banlieue plus cossue. Là, chaque famille avait
son barbecue dans son jardin. Au lieu de faire des grillades ensemble, nous
sommes entrés en compétition. “ Les Jones se font des longes de bœuf,
payons-nous du filet mignon ! ”
Bien
sûr, grâce à l'embourgeoisement des banlieues, la Compagnie Weber vendait
beaucoup plus de barbecues. La convivialité, elle, se retrouva soldée au
profit du marché.
Je
tiens ce discours depuis quelques années au travers d'articles ou lors de conférences
un peu partout aux états-Unis. Le mois dernier, un magazine ultralibéral fit
une critique étonnante de mon travail : “ Ceux qui s'opposent au marché
comme modèle social indépassable n'ont pour but que de gagner de l'argent !
”
Toute
cette agitation “ gauchiste ” ne serait qu'une façade afin de vendre des
livres, des affiches et des revues comme celle-ci. La seule fin serait le
profit.
Cet
argument est particulièrement déroutant, mais, s'il était vrai, ces ultralibéraux
ne devraient-ils pas nous encenser ? Nous nous rangerions finalement à leur
propre cause ! Nous ne ferions finalement qu'offrir un produit répondant à la
demande, même si nous ne croyions pas le moindre mot de nos analyses, et sans
faire de tort à personne. Nous ne serions alors pas plus coupables que les
multinationales. Comme elles, nous ne ferions que répondre à un marché
potentiel bien ciblé. Dans notre
cas, nous vendrions une esthétique anticonsommation à la mode à ceux qui
correspondent au psychotype du “ Manifestant de Seattle ”.
Ce
type de raisonnement en boucle est symptomatique d'une société à l'idéologie
troublée. Submergés par la rhétorique du marché libre, véritable “ lavage
de cerveau ”, nous nous enfonçons dans un “ fascisme de marché ”. La
société ne peut alors plus tolérer d'opinion ou d'événement ne servant pas
l'économie spéculative. Ses adeptes deviennent incapables de comprendre des
motivations ayant un autre but que le profit. Ils ne peuvent envisager d’autre
solution que le capitalisme. Ceux qui conçoivent, s'engagent et réalisent des
modèles différents deviennent alors des “ ennemie de l'état ”. Un état,
bien évidemment, réduit à sa plus simple expression pour assurer la libre
circulation du capital et la protection de la propriété. Les opposants au
marché doivent être éliminés ou, mieux, assimilés.
En
ce moment, des milliards de dollars et d'heures de travail contribuent à
l'objectif de nous imposer cette idéologie. Utilisant le bâton et la carotte,
le tout agrémenté de quelques justifications fallacieuses, le marché tente
d'atteindre le statut de doctrine incontestable. Réduisons cette imposture
avant qu'elle ne rende toute forme de résistance impossible.
La
première idée fausse du fascisme de marché est que la consommation mène
invariablement à la démocratie, que nous votons avec notre argent. Non, la réduction
de notre rôle de citoyen à celui de consommateur ne se transforme pas en démocratie
de la caisse enregistreuse. Au contraire, notre influence se trouve alors réduite
à un dialogue très limité avec nos commerçants.
Les
fascistes de marché balayent ce type d'argument. Ils nous traitent de paranoïaques
imaginant un complot entre les financiers et les dirigeants de multinationales.
Ils nient l'existence de ces putschistes. Dans un sens, ils ont raison. Dans le
monde des sociétés anonymes, personne n'est responsable.
Quand
vous entrez dans un magasin GAP, une jeune vendeuse va se lancer dans une
technique de vente soigneusement étudiée, appelée en anglais GAPACT (Greet
Approach Provide Add-on Close Thank : Souriante Bienvenue Entraîne Rapide
Remerciement à Valeur ajoutée). Devons-nous lui en vouloir ? Non, bien sûr.
Elle exécute ce que son chef lui a dit de faire. Si, pendant sa journée de
travail, elle ne vend pas un certain nombre d'articles, elle risque de perdre
son emploi. Faut-il alors blâmer son chef
? Non, celui-ci doit atteindre ses propres objectifs, fixés par le siège
de la société. Allons-nous nous en prendre à la direction des ventes ? Ils ne
font qu'obéir aux ordres du pédégé. Le pédégé est lui-même responsable
devant son conseil d'administration. Ce dernier étant simplement aux ordres des
actionnaires. Et ces actionnaires, ils sont peut-être parmi les clients de la
boutique GAP, dans laquelle vous vous trouvez. Leur fond de retraite mutualiste
possédant des actions GAP.
Le
tout fonctionne automatiquement. Les sociétés anonymes en arrivent à avoir
les mêmes droits légaux que des êtres humains, ce qu'elles ne sont pas. Une
firme n'est qu'une suite de nombres codés, comme un programme d'ordinateur, une
recette, pour gagner de l'argent. Les êtres humains exécutant le code, depuis
les cadres jusqu'aux clients et vendeurs, deviennent des parties de la machine.
Aujourd'hui,
les firmes utilisent les techniques de manipulation les plus pointues. Des
techniques auparavant réservées à la science. Pas ces vieux procédés, comme
les images subliminales, mais des formes de persuasion bien plus pernicieuses,
comme les programmes de neurolinguistique, de régression et de transfert, ou
d'autres formes d'hypnotisme. D'accord,
les vendeurs et les publicitaires ont toujours utilisé ces techniques, mais
l'arrivée de l'informatique a décuplé leur puissance et les a systématisées.
L'internet offre aux firmes des yeux et des oreilles. Le retour d'informations
provenant des consommateurs est instantanément enregistré, analysé et utilisé.
Aucune intervention humaine ou considération morale ne vient les ralentir.
Vendre plus, plus rapidement et avec la plus grosse marge est le seul objectif
des firmes.
Comme
un grand nombre de lecteurs d'Adbusters, j'ai passé pas mal de temps à
observer et analyser le fonctionnement de ces techniques. Aujourd'hui, pour
vendre, il faut susciter la nervosité des individus. Voyons quel est le
processus qui les amène à acheter des objets dont ils n'ont pas besoin. La
première étape est de convaincre les gens qu'ils sont malheureux afin qu'ils désirent
améliorer leur sort, puis d'apporter un objet ou un service pour remplir ce
triste vide. Cette vérité n'est jamais présentée de manière aussi crue : le
travail d'un publicitaire est de rendre les gens malheureux.
Cela
nous ramène à un vieux truc pour conserver les individus captifs : les priver
de leur intimité. Prenez un adolescent assis sur le canapé auprès de sa
petite amie ; peu de chance, alors, qu'il soit convaincu d'acheter les pantalons
de la pub à la télé. Il a déjà enlevé le sien ! Quelle solution reste-t-il
aux firmes ? Obliger la jeune fille à se préoccuper de l'aspect des vêtements
de son copain ou, mieux, trouver un moyen pour que les adolescents n'aient pas
de relations sexuelles.
Cela
m'est venu à l'esprit voici quelques mois alors que je participais à un débat
sur CNN à propos de la censure sur les sites internet. J'étais confronté à
un avocat des “ valeurs familiales ”. CNN pensait trouver en moi un défenseur
de la libre expression absolue face à la volonté de parents de voir leurs
enfants préservés des images pornographiques sur la toile. Au fur et à mesure
du débat, je pris conscience que nous acceptions tous l’idée de protéger
les enfants de la vue d'images sexuelles. Pourtant, quelles études démontrent
le danger pour des enfants de regarder des personnes faisant l'amour ? Les
enfants regardent des comédies télévisées au cours desquelles les parents se
mentent sans cesse l'un à l'autre, et voilà que nous aurions peur qu'ils
voient des gens faire l'amour ?
Mon
point de vue n'est pas d'exposer les enfants à la pornographie, mais de montrer
que ces “ vérités ” que nous tenons pour sacrées ne sont, en fait, que le
produit d'un conditionnement idéologique dont la finalité est de nous réduire
à être des consommateurs passifs. Cela, combiné à des techniques de vente réduisant
notre libre arbitre à des réflexes pavloviens, nous conduit à n'être plus
qu'une population lobotomisée, ne se posant plus de question, sans espoir, mûre
pour le fascisme de marché.
L'ironie
est que la religion risque d'être la dernière ligne de défense contre cet impérialisme
qui se proclame culture. La Journée sans achat est la redite d'un vieux rituel
religieux : le “
sabbat ”. Voici quelques milliers d'années, les pères fondateurs du judaïsme
(repris par les chrétiens) décidèrent d'une halte hebdomadaire de la
consommation et la production.
Imaginez
le sabbat de nos jours. Mais que nous reste-t-il à faire sans entrée payante ?
Avons-nous d'autres espaces publics que la galerie marchande ? Bien que le
sabbat ait été encore largement pratiqué voici seulement 10 ans, il est
devenu inimaginable pour les fascistes du marché : cela ne pourrait-il pas
entraîner une récession de l'économie ?
C'est possible, mais cela nous offrirait aussi 24 heures chaque semaine
pour vivre de manière autonome.
La
droite dure s'est toujours rangée du côté des valeurs spirituelles (comme un
moyen de promouvoir les valeurs du marché), mais en fait ce sentiment nous
appartient. C'est une voie pour s'extraire de la mégamachine, pour nous échapper
de la matrice, pour comprendre que rien ne vaut le barbecue communautaire au
bout de la rue. Ce n'est pas du temps “ libre ”, c'est du temps “ plein
”. Un espace pour la vie. Nous pouvons même en profiter pour faire l'amour.
Traduit
de l'anglais par Bruno Clémentin.
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