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Dossier n°1, novembre 1999
Editorial
Ils sont là, tapis dans l'ombre, tous les
petits Mao, Benito, Adolphe, Joseph... Prêts à assouvir leur soif de pouvoir
absolu. Ils sont potentiellement chez l'autre, mais aussi enfouis en chacun de
nous. Ils attendent leur heure, si proche. Quand la planète arrivera au bout de
ce qu'elle peut nous donner. Quand tout sera devenu rare, l'air, le pétrole,
l'eau... Quand, apeurés, nous réclamerons tous des pouvoirs forts pour nous
sauver de notre soif sans fin de consommation. Ils seront là.
Casseurs de Pub est directement inspiré d'une
revue canadienne : Adbusters. Ce numéro français, " tout en couleurs
" comme les magazines qui trônent sur la table basse de votre salon , n'a
pas pour seule vocation la décoration ou de vous aider à briller auprès de
vos amis. Il est là pour nous poser des questions, pour parler de toutes ces
choses que nous ne voulons pas voir. Mais surtout pour que nous changions
librement avant qu'on ne nous l'impose par la force. C'est " la revue de
l'environnement mental ", car la solution de la crise écologique ne se
trouve pas dans un ordinateur, mais dans la tête de chacun de nous. Une fois
cela reconnu , les problèmes techniques ne seront plus un obstacle. Le pouvoir
réel nous appartient, il est au bout de chacun de nos actes, quand nous prenons
le vélo plutôt que la voiture, achetons dans une épicerie plutôt que dans
une grande surface, quand nous choisissons d'être plutôt que d'avoir. Le
pouvoir, nous le détenons ; changeons, et le monde changera. Changeons le monde
pour conserver notre bien le plus précieux :
la liberté.
Raoul Anvélaut
A bas la pub
Au printemps 1997, dans la perspective de la " Semaine de la
publicité " (prévue pour octobre suivant), l'hebdomadaire Lyon Capitale a
préparé un supplément consacré à la publicité. Ce cahier était financé
par les agences de communication de la ville. Chacune y insérerait une annonce
presse à sa gloire. Un concours, dont les jurés étaient les lecteurs, devait
déterminer la meilleure annonce. Lyon Capitale est, en gros, le Libération
local. Comme son aîné, le journal se veut mordant, moderne, civique ... Alerté
de l'opération, un groupe d'activistes de la Croix-Rousse (la célèbre colline
des " canuts " lyonnais), décidait, avec l'association R.A.P., Résistance
à l'agression publicitaire, d'éprouver les qualités d'indépendance revendiquées
par le journal. Comme les agences, ils créent donc une affiche, celle
reproduite ci-contre, et font réaliser un original aux dimensions requises pour
participer à l'épreuve. L'annonce est le détournement d'un film publicitaire
vantant les mérites d'un dentifrice : " Les bactéries, c'est là qu'elles
attaquent. " Les écologistes proposent même de payer le passage de leur
publicité. À votre avis, a-t-elle été publiée ? Non, bien évidemment.
Imaginez un instant qu'elle ait gagné le concours. Quelle aurait été la réaction
des publicitaires qui financent tout au long de l'année ce journal ?
L'impertinence a ses limites. Le journal consacrera quand même une bonne
entrevue à l'un des militants.
Durant ladite " Semaine ", à Paris, le quotidien Libération réalisait
la même opération en éditant un cahier central entièrement dédié à la
publicité. Il faut relire les déclarations d'intentions sur lesquelles ont été
fondées ce journal pour comprendre à quel point il s'est embourgeoisé au même
rythme que la génération qui l'a suscité. À sa fondation, le rédacteur en
chef, Jean-Paul Sartre, déclarait que la raison d'être du quotidien était de
ne pas être dépendant de la publicité, et de jouir ainsi d'une réelle liberté
de parole. Serge July, l'actuel directeur, affirmait à l'époque : " Moi
vivant, il n'y aura pas de publicité dans Libération. " L'esprit du
journal est donc mort. La mainmise des entreprises sur les médias, se porte,
par contre, très bien et ne cesse de s'accroître.
En mai 1999, Philippe Val, de Charlie Hebdo, mettait en évidence la
censure exercée par Canal Plus contre tout ce qui pourrait nuire à la
multinationale Vivendi, détentrice de la chaîne. Lorsqu'il fut invité à une
émission produite par Canal Plus et diffusée sur une chaîne du service
public, tous les passages où il évoquait Jean-Marie Messier, patron de
l'entreprise, furent coupés. Comme l'éditorialiste du journal satirique le
faisait remarquer, Canal Plus peut donc insulter sans crainte les élus du
peuple. Le pouvoir économique devient, quant à lui, intouchable. Il établit
son totalitarisme sournois, d'autant plus dangereux qu'il ne dit pas son nom, et
impose son idéologie grâce à son relais naturel, la propagande publicitaire.
Parlez de tout, donc, mais pas du principal : le danger pour la démocratie que
représentent les transnationales.
Toujours à Lyon, lors des émeutes de l'été 1998, des jeunes "
sauvageons " ont dévasté des boutiques pour s'accaparer des basquettes
Nike ou autres polos Lacoste. Rejetés par le système capitaliste dont ils sont
les premières victimes, ces jeunes sont les plus fervents adorateurs des
marques. Quel tyran pourrait se vanter d'un succès aussi pervers ? Plantés
devant la télévision, ils se voient inculquer par la propagande publicitaire
ni plus ni moins qu'une idéologie : " Consommer, c'est être heureux
". Les antivaleurs constamment professées ne peuvent logiquement conduire
qu'à l'explosion sociale. Et tous les publicitaires s'offusqueront
naturellement devant les dégâts perpétrés dans les banlieues. Ces dégâts
ne sont pourtant que les fruits de la culture imposée par la publicité.
Comme dans les imageries hitlériennes, mussoliniennes ou staliniennes,
l'image du consommateur ou de la consommatrice modèles correspond aux mêmes stéréotypes
: grand(e), musclé(e), beau(belle), séducteur(trice). Ressembler ou non à ces
modèles imposés est le gage d'une existence heureuse ou malheureuse. On peut
voir les ravages de cette tyrannie de l'image au travers des mutilations
qu'infligent certaines personnes à leur corps. Ainsi le publicitaire Séguéla,
dont la peau est littéralement calcinée par les séances d'ultraviolets. Sa
calvitie est repeuplée par des implants artificiels de cheveux faisant
ressembler le sommet de son crâne à un champ de poireaux. Tragique spectacle
d'un homme déformé par le système qu'il a lui-même contribué à instaurer.
Heureusement, hantée par des créatifs et des artistes, la planète
publicitaire regarde avec plus de recul les ravages qu'elle commet, un peu malgré
elle, et seuls quelques indécrottables fanatiques comprennent encore la
publicité comme une fin en soi.
Le conditionnement publicitaire atteint désormais l'école primaire, où
des manuels, sponsorisés par Walt Disney, sont proposés aux instituteurs. Une
pratique largement utilisée aux États-Unis, où les écoles reçoivent leur
dose de propagande via les réseaux câblés internes aux établissements. Comme
dans les ex-pays de l'Est, les enfants subissent ainsi leur formation idéologique.
Depuis l'enfance, nous sommes sous l'influence de Big-Brother, répétant
inlassablement son slogan : " Ne pensez pas, consommez... " Les images
qu'il nous envoie nous fascinent : un monde où tout le monde il est beau. Où
chaque voiture profite d'une route pour elle seule. Où le soleil brille
immanquablement. Où tout est toujours si nouveau que l'on ne s'ennuie jamais. Où,
lorsque l'on tire la chasse, apparaît une vague de trois mètres de haut,
surmontée d'un surfeur. Un paradis inquiétant à force d'être artificiel. Une
vision doucereuse qui cache mal son extrême violence et qui, comme toutes les
tyrannies, tend à réduire les individus à des machines au service d'un système.
La publicité n'est pas responsable en tant que telle. À dose
raisonnable, elle peut jouer son rôle d'information, elle peut même être
belle et amusante. Mais son omniprésence, son hypertrophie l'ont fait passer du
statut de réclame à celui d'instrument de propagande et de contrôle des
esprits. Gigantesque outil de manipulation démultiplié par l'effet " télévision
". Nous croyons la regarder, mais c'est elle qui nous conditionne, plus
efficacement que n'importe quel paquet de lessive.
Prisonnier de la culture automobile.
2 ans. Joël est un joli petit garçon. Son père et sa mère sont
admiratifs lorsqu'il soulève sa petite voiture en bois et dit " ouature
". Elle est grosse et de forme rudimentaire , comme s'il devait découvrir
l'automobile de manière progressive. Elle n'a pas encore de moteur. Pour Joël,
c'est un jouet fabuleux qui roule quand on le pousse et dont les roues tournent
sur elles-mêmes. Il aurait bien continué à le pousser toute sa vie, s'il
n'avait découvert qu'il pouvait en être autrement.
6 ans. Joël aime bien monter dans la voiture de papa. Elle est toute
rouge comme les taches de peinture à l'école. Son père l'emmène voir sa
grand-mère qui lui offre souvent un cadeau. Joël aime regarder par la fenêtre
le paysage défiler. Il se sent en sécurité, et les sièges sont confortables.
Joël se rend compte maintenant que les choses peuvent bouger toutes seules,
comme par magie. Il suffit de tourner une clé, un bruit se produit, et il est
alors possible d'aller n'importe où sans effort et sans limites. Il pense que
c'est bien dommage que ses petites voitures ne puissent pas avancer toutes
seules comme celle de papa.
10 ans. Joël est tout fier de montrer sa voiture télécommandée à ses
copains. C'est un " super modèle avec biturboréactif ". Une vrai
bombe ! Il peut lui faire sauter les trottoirs et lui faire exécuter des
figures comme dans les feuilletons de la télé. Il lui arrive parfois de
rencontrer un obstacle ou de se retourner sur le toit, mais elle est assez
solide pour repartir tout de suite et à toute allure. Si la voiture de papa était
comme celle-là, ce serait vraiment chouette, pense Joël.
14 ans. Joël adore regarder la formule 1 et les rallyes automobiles à
la télé avec son père. Il se sent complice de lui et ne perd pas une miette
de ses commentaires. Le lundi matin, il les répète à ses copains à la
cantine. " Les moteurs Presto sont vraiment les meilleurs ! " ou
" Il aurait dû attendre avant de changer ses pneus, je le savais bien !
" Après l'école, il est tout fier quand son père vient le chercher avec
sa nouvelle décapotable. " Le plaisir de conduire ", comme disait la
publicité . Son copain Lucas a moins de chance et se fait tout petit quand son
père arrive dans une vieille guimbarde toute déglinguée.
16 ans. Joël entre dans la classe en bombant le torse. Il a eu son
permis du premier coup ! Ce n'est pas encore très drôle car son père doit être
assis à côté et l'empêche de faire tout ce qu'il voudrait. Il aimerait bien
pouvoir rouler aussi vite que son père. Pourquoi son père dépasse-t-il
toujours les limites de vitesse alors qu'il lui interdit de faire de même ? Joël
et ses copains rêvent déjà des derniers modèles de voiture de sport. Ils
connaissent par cÏur la cylindrée, la puissance et la vitesse maximale de tous
ces bolides. L'année prochaine, ils iront au Salon de l'automobile à Paris
pour admirer les dernières nouveautés en vrai.
18 ans. Joël peut enfin se débarrasser de l'encombrante présence de
son père lorsqu'il conduit. Il peut emmener ses potes aux soirées. Il devient
très aimé de ses copains qui meurent tous d'envie de monter dans la voiture décapotable
de son père. Joël se sent libre et a l'impression qu'il peut maintenant faire
un tas de choses qui lui étaient impossibles auparavant. C'est tellement plus
pratique et rapide sur 4 roues !
30 ans. Joël est paralysé des deux jambes et se déplace grâce aux 4
roues de son fauteuil roulant. Le collège Jules-Verne est réuni dans l'amphithéâtre.
Il leur raconte son accident qui a bouleversé son existence. Il leur explique
que, malgré tout ce que montre la télévision et disent les copains, la
voiture n'est pas uniquement synonyme de bonheur et de liberté. Il leur montre
les images horribles d'accidents. Il leur présente d'autres facettes de
l'automobile, dont la plupart n'ont pas conscience. Mort, accidents, piétons
renversés, vies détruites ; villes coupées en deux, autoroutes, pollution
atmosphérique, pollution visuelle, pollution sonore, inégalité sociale, intérêts
industriels, ressources terrestres, effet de serre...
Le message n'est pas facile à faire passer. Il est nouveau pour bon
nombre des adolescents qui l'écoutent. Ils pensent que, si tout ce discours était
vrai, on leur en aurait parlé avant. Ils ne comprennent pas pourquoi cet homme
vient chambouler toute une éducation, remettre en cause l'image qu'ils ont de
l'automobile et du mode de vie actuel. Cette vision que Joël leur apporte
contredit tous les stéréotypes de bonheur que la publicité leur a inculqués.
Heureusement, parmi tous ces visages étonnés, blasés ou méprisants, certains
écoutent et comprennent des choses sans tout enregistrer. Joël est heureux de
voir qu'il ne parle pas pour rien, que son message est parfois perçu et qu'il
aura au moins fait trembler sur leur base quelques idées enracinées.
Joël se dit qu'il aurait bien aimé qu'on lui explique tout cela avant
qu'il ne fût trop tard. Joël aimerait bien que l'on explique cela à tous les
enfants avant qu'il ne soit trop tard.
Nucléaire
" J'ai attendu l'âge de 25 ans pour savoir qu'une centrale nucléaire
produit des déchets à durée de vie infinie à l'échelle humaine ! Vingt-cinq
ans, aujourd'hui, cela me paraît fou. Pourquoi avoir eu accès si tard à une
information aussi élémentaire ? J'étais même persuadé que le nucléaire, ce
n'était pas anti-écologique : peu de dégagements gazeux, un volume de déchet
proportionnellement faible. Un jour, une copine m'a simplement demandé : "
Et les déchets, qu'en faire ? " Elle m'a expliqué que certains ont une
durée de vie de plusieurs centaines de millions d'années. L'Homme, lui, n'est
sur Terre sous sa forme actuelle que depuis environ cent mille ans.
Moi qui me croyais bien informé, me pensais un jeune et bon citoyen,
comment une chose aussi importante avait-elle pu m'échapper ?
J'ai aujourd'hui trente ans. J'ai grandi avec le programme électronucléaire
français. Pendant toute ma jeunesse, j'ai été bercé par les spots E.D.F. à
la télévision, des réclames pleine page de la COGEMA dans les journaux,
m'assurant de la justesse de ce choix énergétique. C'était une information
visible et simple, sans comparaison avec l'opacité de quelques austères
tribunes de scientifiques le dénonçant.
Mais alors, la publicité ne serait donc pas de l'information ?
M'aurait-on menti ? J'ai cherché à en savoir plus.
J'ai compris qu'après la Seconde Guerre mondiale, les hommes ont eu foi
dans le progrès. Une foi quasiment religieuse, balayant tout esprit critique.
Ils se sont lancés dans le nucléaire, ne maîtrisant pas cette technologie,
mais avec cette foi qui leur permettait de croire que la science résoudrait
tous leurs problèmes techniques. Tel un don Juan ignorant le préservatif, car
confiant dans la capacité de la médecine de lui fournir un médicament avant
qu'il ne tombe malade. Le nucléaire civil était directement issu du militaire,
avec sa culture du secret, son refus total de transparence. Tout était disposé
pour créer un État dans l'État, affranchi de la tutelle démocratique.
Puis vint progressivement la constitution de syndicats qui évoluèrent
rapidement en d'énormes corporatismes. Ils refusèrent rapidement toute remise
en cause de privilèges devenus au fil des années exorbitants. Pendant des décennies,
la publicité, la propagande plutôt, fit son travail de désinformation auprès
des citoyens. Étaient-ils trop contents qu'on leur mente ? Tout est tellement
plus simple dans la publicité !
J'ai rendu mon téléviseur. Je suis allé m'informer à d'autres
sources. Moins accessibles, elles restaient indépendantes des pouvoirs
financiers. Je sais maintenant que tout est limité sur la planète, que l'énergie
est précieuse. À six milliards d'hommes, nous ne pouvons continuer de demander
à la Terre de s'adapter à nous, mais nous devons apprendre à nous adapter à
elle.
Pourquoi existe-t-il dans tous les pays européens un débat sur le nucléaire,
sauf en France ? Notre pays est-il devenu trop orgueilleux pour se remettre en
cause ? Pourtant, un accident nucléaire, c'est une région entière inhabitable
pendant des milliers d'années. Comment des élus peuvent-ils prendre un tel
risque ? Aucune machine humaine n'est fiable à 100 %, a fortiori un instrument
aussi complexe. Mieux vaut donc parler d'autre chose. Expliquer notre devoir de
transmettre une terre non empoisonnée n'est sans doute pas assez rentable électoralement.
Pourtant, le nucléaire n'est pas un problème scientifique, comme voudraient
nous le faire croire quelques experts pour nous exclure du débat. C'est d'abord
un problème moral. Comme un nettoyage ethnique, une centrale nucléaire est
avant tout amorale. "

Le nouvel age de la foi
" Mon fils, en te léguant mon empire, je ne te demande pas
simplement d'occuper un emploi ; ce que j'attends de toi, c'est une véritable
vocation. Car on entre dans cette entreprise comme on embrasse la religion. Tu
comprends, fiston ?
- Oui, papa.
- Bien. Tu vois, ce que les consommateurs attendent de nous dans la
grande distribution, c'est bien plus qu'être une simple échoppe géante. Ce
que désirent nos clients, fiston, c'est que nous leur apportions tout ce que la
vie moderne leur a confisqué.
- Ah bon ?
- Mais oui, regarde notre hypermarché. Ça te fait penser à rien,
fiston ?
- Heu... Une usine, papa.
- Mais non ! Une église, une cathédrale, abruti ! Regarde ces
processions d'automobiles qui se rangent sur ce parvis géant. On dirait une
assemblée de fidèles se prosternant vers leur idole. Toute la communauté se
retrouve ici. Observe nos clients. Ils se promènent, fascinés par la taille de
l'édifice, arpentant les rayonnages comme on se déplace entre les colonnes et
sous les voûtes gothiques. Fiston, les panneaux publicitaires sont les nouveaux
vitraux. Et on nous refuse encore d'ouvrir le dimanche, bon Dieu !
- C'est injuste, papa.
- Mais bien sûr. Ici, nous sommes plus que de simples commerçants. Nous
sommes les gardiens des temples modernes.
- T'y vas fort, papa.
- Pas du tout. Nous accomplissons bien des miracles. Regarde : un canapé
à six cents francs, une chemise à 50. Penses-tu que l'on peut rationnellement
vendre une bicyclette 500 francs, alors que, pour la fabriquer, il aura fallu
extraire des minerais, les transformer, rémunérer la conception, fondre les pièces
et les assembler, payer le transport, le stockage, la commercialisation... ?
Toutes ces nombreuses étapes auront coûté deux heures d'un ouvrier en France
! Tu vas pas me dire que c'est pas surnaturel, ça, fiston ?
- En exploitant le tiers-monde, avec la dérégulation totale des marchés,
en dilapidant les ressources naturelles, on y arrive sans avoir recours à la
religion, papa.
- Tais-toi, imbécile. On pourrait nous entendre. Les clients ne veulent
pas le savoir. N'oublie pas que nous sommes une entreprise " éthique
". T'as bien vu nos pubs. Nous vendons du bio !
- Pas beaucoup, papa...
- C'est pas le but, c'est juste pour l'image, évidemment ! Faut faire
bonne impression fiston ; après, tu fais ce que tu veux. C'est pour ça que la
pub existe. Avec ça, on fait gober n'importe quoi !
- Comme faire croire qu'on crée des emplois ?
- T'as tout compris, fiston. Si tu calcules tous les commerces qu'on a
fait fermer, c'est sûr qu'on est dans le rouge.
- C'était quand même chouette, les rues et les quartiers animés par
les commerces, les discussions entre boutiquiers et clients...
- Ringard, réactionnaire, inadapté, oui ! C'est fini, le commerce à la
papa, fiston. Le troisième millénaire ne s'embarrassera pas de l'humanisme
urbain. Regarde cette rangée de soixante caisses. Ces filles sont vingt fois
plus rentables que dans une épicerie ! Le progressisme vainc partout, fiston !
- Attention, papa, des gens se battent dans une travée !
- C'est rien, y a toujours des bagarres ici entre les partisans de
Coca-Cola et les pro-Pepsi. C'est la guerre de Religion des temps modernes,
fils.
- Formidable, papa.
- Regarde cette petite fille, tu vois son chariot à sa taille ? Nous en
avons commandé toute une série, pour les enfants. Plus on les prend tôt,
mieux c'est. Regarde comme elle est heureuse de faire comme sa maman !
- C'est beau, papa.
- C'est ce qu'il y a de formidable dans ce métier, fiston : on rend les
gens heureux. "
"L'agriculture française doit préserver sa
vocation exportatrice."
Le président Jacques Chrirac
" Monsieur le Président, bienvenue dans la ferme pilote de la
multinationale World Crop. Nous mettons ici en Ïuvre les dernières
technologies en matière d'agriculture. Celles-ci permettent des progrès
spectaculaires quant au rendement et à la qualité des produits. Nous
souhaitons ainsi contribuer au bien-être de l'ensemble de la population
mondiale.
Commençons par la visite des étables. Elles sont réparties en deux
unités : vaches laitières et vaches à viande. Les vaches à viande, comme
vous pouvez le voir, ont été modifiées génétiquement afin d'obtenir des
animaux sans os au cerveau atrophié. Dénuées de toute sensibilité , elles ne
souffrent pas et peuvent être conditionnées dans ces cubes en Plexiglas qui
donnent à leur corps une forme carrée. Le tube que vous voyez ici est une
arrivée permanente de nourriture constituée principalement de produits de récupération.
Rien n'est perdu, les déchets végétaux et animaux sont retraités afin de
composer un aliment riche et sain puisque contrôlé. Un autre tube part de
l'anus et apporte les déchets produits directement jusqu'au centre de
retraitement. Afin d'éviter la rumination, le système digestif du bovin a été
remplacé par celui du babouin, beaucoup plus souple d'utilisation. Les vaches
ainsi produites meurent immédiatement dès le débranchement des broches plantées
dans leur cerveau et qui les maintiennent artificiellement en vie. Elles sont
alors apportées dans l'usine de conditionnement où elles seront débitées en
tranches carrées. L'absence d'os permet de récupérer 95 % de la masse de
l'animal. Les pertes sont minimisées, et le circuit de production considérablement
raccourci.
Les vaches laitières ont, elles aussi, le cerveau atrophié mais
conservent leurs os. Le circuit de digestion est identique. Seuls les additifs
chimiques de la base alimentaire sont adaptés à la production de lait. Les
manipulations génétiques nous ont permis d'augmenter de 700 % la capacité des
pis et de multiplier par 10 la production journalière de lait. La traite est
automatisée de manière permanente. Le lait est acheminé directement vers les
chambres de stérilisation. Il est alors complété par un ajout de vitamines et
de calcium afin de lui donner des qualités supérieures à celles du lait
traditionnel. Le goût est adapté en fonction de chaque marque et de la
population cible .
Vous pouvez remarquer le silence des étables. Pas de meuglement, pas
d'odeur, pas de risque de coup de patte. Les vaches que nous élevons ici
s'apparentent plus à des plantes qu'à des animaux puisque l'atrophie du
cerveau nous permet d'en faire des objets productifs en supprimant tous les
inconvénients de l'utilisation des bêtes. Bien sûr, nous aurions pu produire
du lait ou de la viande à partir d'une espèce végétale génétiquement
modifiée, mais il est important pour le public de savoir que le lait et la
viande qu'il consomme provient d'une vache et non d'un végétal. Le
consommateur n'est pas encore prêt à de tels changements.
Nous testons actuellement la production d'organes humains à partir de
nos vaches afin de... Monsieur le Président ? Monsieur le Président ? Où est
passé monsieur le Président ?
- Il est allé vomir. "
Le capitalisme est un totalitarisme.
"Le socialisme n'est rien d'autre que le stade qui suit
immediatement le monopole capitaliste". Lenine.
Milieu du XXe siècle. Une multitude de joueurs se presse à l'entrée
des vestiaires. Le grand tournoi mondial peut commencer. Malheur aux vaincus !
Ils seront nombreux. Gloire au gagnant, il n'y en aura qu'un au sommet de
la pyramide. Le combat s'engage. Rapidement, les bancs de touche se remplissent.
Sur le terrain, seuls subsistent les plus forts. Les perdants les plus chanceux
sont engagés par les vainqueurs pour leur servir de porteur de serviette, ou de
masseur de voûte plantaire. Les performances des champions s'en trouvent améliorées
d'autant. Le combat fait rage. Le potentiel d'agressivité est une qualité
essentielle pour l'athlète. À un tel point que les décisions d'arbitrage sont
contestées en permanence. Parvenus à la moitié de la compétition, les
joueurs restants sont devenus de véritables idoles. Leurs revenus peuvent être
bien supérieurs au coût de l'organisation du tournoi. Autour du stade, une
jeune journaliste, Geneviève Indépendant, étonnée par les performances
incroyables des sportifs, mène l'enquête. Elle ne tarde pas à découvrir que
les concurrents se dopent à l'hormone de croissance. Un soigneur, Axel Strauss
Kahn, en serait un des nombreux trafiquants. Geneviève rédige un article pour
son journal, L'Écolo. Voilà un scandale qui devrait faire du bruit. C'était
sans compter
avec Étienne Rotative, l'imprimeur, qui, après avoir reçu quelques
coups de téléphone de personnages influents, décide de passer au pilon tous
les exemplaires du journal(1). Geneviève parvient quand même à s'exprimer
dans une presse à diffusion confidentielle. Pendant ce temps, elle est
copieusement insultée par les journalistes du Vendu sportif. Ceux-ci ne lui
reconnaissent pas le droit de s'exprimer sur un sujet, le sport, dans lequel,
contrairement à eux, elle n'est pas experte. Le syndicat des joueurs, quant à
lui, engage une action en justice contre la jeune effrontée et lui réclame,
ainsi qu'à son journal, des milliards d'euros pour les dommages subis :
contre-publicité, atteinte à leur image(2)... Malgré cela, devant la montée
du doute dans l'opinion, la fédération se trouve dans l'obligation d'exiger un
contrôle antidopage. Trop tard, les champions sont devenus trop puissants pour
céder à sa demande. Ils menacent même de quitter le tournoi si les
organisateurs ne satisfont pas à leurs nouvelles exigences. Ailleurs, d'autres
leur ont déjà promis de bien meilleures conditions. La fédération est obligée
de reculer. Le joueur numéro 1, Jim Coca-Cola, menace même de renvoyer ses
ramasseurs de balles s'il doit continuer à payer son hôtel. John
General-Motors et Bjorn Nestlé adoptent immédiatement la même position. Pete
Microsoft surenchérit et impose à la tête de la fédération un homme à sa
botte : Bill Cleansoft. Pete a toujours été le plus malin ; prendre grossièrement
la direction de l'organisation l'aurait démasqué aux yeux du public. Cela
aurait signifié la fin de ses gros revenus, et ça, Pete n'en voit pas réellement
l'intérêt ! De la même manière, posséder le Vendu sportif l'avait bien aidé
lors de la crise passée. Bill Cleansoft va maintenant l'aider habilement à
vaincre Yannick Vivendi et Tchang Sony-Corporation, des joueurs étrangers. Et
ce sera lui, oui, lui Pete Microsoft, qui gagnera ce tournoi ! Enfin, il réalisera
son rêve, celui de remporter le trophée de la coupe
" Big Brother ". Il pourra alors y boire jusqu'à la lie la réalisation
de tous ses fantasmes de domination, de pouvoir, pour lesquels il a donné toute
son existence après avoir tant et tant menti, racontant à qui voulait bien
l'entendre que tout cela, c'était par amour du sport.
(1) Fin 1998, en Angleterre, 14 000 exemplaires d'un numéro de The
Ecologist, consacré à la firme Monsanto, championne du transgénique, étaient
détruits par leur imprimeur, Penwells.
(2) En 1996, aux États-Unis, après une campagne de militants végétariens,
un syndicat d'éleveurs leur réclame en justice des centaines de milliers de
dollars pour le manque à gagner supposé.
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