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La démocratie ? J’achète

J’ai toujours regretté que la corruption, qui attire tant de personnes sans scrupules, intéresse si peu les gens honnêtes.
Michel Foucault.

Les élections ressemblent un peu aux courses cyclistes : si elles n’étaient pas truquées, elles ne seraient pas aussi chouettes. Les industriels qui injectent secrètement de l’argent dans la campagne électorale d’un candidat – comme ils feraient une piqûre d’EPO dans la fesse musculeuse d’un coureur – ne sont d’ailleurs pas perdants. La générosité dont ils font preuve en dopant le spectacle pour le rendre plus attrayant sera récompensée : arrivé au pouvoir, leur candidat se souviendra du coup de pouce.
Environ 95 % des délits financiers restent impunis1, les industriels ont donc le champ relativement libre pour exercer leur influence comme ils l’entendent sur la démocratie par des fonds occultes. Ainsi, au cours du procès Elf, Loïc Le Floch-Prigent finit par avouer que l'argent de sa société avait illégalement alimenté les caisses de certains partis politiques. Mais, comme Le Floch-Prigent hésitait à citer les noms des bénéficiaires, le président du tribunal lui assura qu’il n’avait pas besoin de se donner cette peine2.
Quelle efficacité les industriels ont-ils pour fausser ainsi le jeu démocratique ? La publicité électorale qu’ils financent peut-elle réellement doper les scores d’un homme politique comme elle dope les ventes d’un gel douche ou d’une boisson rafraîchissante ? Outre-Atlantique, le phénomène est éprouvé depuis 1952. Eisenhower affrontait cette année-là Stevenson pour l’investiture de la Maison Blanche. Pour la première fois de l’histoire, Eisenhower choisit d’intervenir dans 49 spots télévisés de type publicitaire, auxquels son adversaire répondit par de traditionnels discours politiques d’une demi-heure3. Ce fut Eisenhower qui l’emporta, mais sa victoire fut perçue comme celle des agences de publicité de Madison Avenue qui avaient conçu les spots4. Depuis, la publicité politique n’a cessé de gagner du terrain. En France, c’est avec la campagne présidentielle de 1974 qu’elle s’est généralisée5.
Les conseillers en communication des candidats incitent ces derniers à vider leur programme de sa substance afin de valoriser le rôle de la publicité politique. Si le baril est vide, le succès ne repose plus que sur l’emballage. George Stephanopoulos, l’un des principaux conseillers de campagne de William Clinton, déclara ainsi qu’il était temps pour le parti démocrate de sacrifier sa pureté idéologique afin d’augmenter son potentiel électoral6. Sergio Bendixen, consultant qui exerce dans les deux Amériques, déclara à son tour :
Les principales questions sociales et politiques sont les mêmes d’un pays à l’autre. Le débat est limité à un espace de plus en plus étroit. Et nous, les Américains, nous sommes les experts des campagnes qui reposent sur peu de chose7.
Un pas de plus a encore été franchi en Grande-Bretagne dans le rôle attribué à la publicité politique quand Tony Blair fut confronté à la plus grave crise de sa carrière après la révélation de ses mensonges sur l’armement irakien. Plutôt que d’envisager sa propre démission pour avoir engagé son pays dans une guerre sous un prétexte fallacieux, il choisit de faire sauter un premier fusible, Alastair Campbell, son conseiller en communication, avant de songer à Geoff Hoon, son ministre de la Défense. Comme si sa politique ne se décidait plus en priorité au sein du gouvernement mais avant tout avec ses conseils en communication.
Aux États-Unis, où les entreprises sont autorisées à financer la vie politique sans limitation8, ce sont par voie de conséquence elles qui gouvernent. Les industriels du pétrole et du gaz, en versant environ trois millions de dollars, furent les principaux contributeurs de la campagne présidentielle de George W. Bush. Jean-Claude Brisard et Guillaume Dasquié commentent ainsi ce financement :
Une fois aux affaires, [l’équipe de Bush] s’en souviendra, en décidant par exemple d’ouvrir à la prospection pétrolière les réserves naturelles d’Alaska (le 29 mars 2001) et en rejetant le protocole de Kyoto sur les émissions polluantes, qui déplaît tant au secteur énergétique9.
Beaucoup des proches collaborateurs de Bush sont même directement issus de l’industrie pétrolière. Bien souvent, ce sont donc les industriels eux-mêmes qui sont nommés au gouvernement en remerciement de leur participation financière. Cette influence de l’industrie pétrolière sur le gouvernement n’est certainement pas étrangère à la décision américaine de mener une guerre presque ouvertement coloniale contre l’Irak sans mandat de l’ONU et de s’approprier ainsi le deuxième gisement pétrolier du monde.
Les industriels du pétrole ne sont d’ailleurs pas les seuls à figurer ainsi parmi les membres du gouvernement américain. D’après Dominique Prédali :
L’ancien délégué à l’agriculture au Texas dit : « Ils ont éliminé les intermédiaires. Les firmes n’ont plus besoin de faire du lobbying auprès du gouvernement. Elles sont le gouvernement. » Hightower se plaignait du lobbying que faisait Monsanto auprès du ministre de l’Agriculture. Aujourd’hui Ann Venamin, cadre de Monsanto est ministre de l’Agriculture10.
Les entreprises tentent donc d’acheter progressivement la démocratie. Malheureusement, leurs intérêts à court terme concordent rarement avec ceux de la population : les divergences sont particulièrement flagrantes à propos des lois sur l’agriculture transgénique et sur les rejets polluants.
Eva Joly rapporte que, face à un juge, un délinquant ordinaire pris sur le fait finit toujours par reconnaître qu’il a commis un acte illégal, mais un délinquant financier jamais car il appartient à un monde où la seule règle est l’impunité. Nous serions naïfs d’attendre de nos élus qu’ils décident spontanément de lutter contre la délinquance financière et terminent ainsi leurs jours en prison. C’est à nous d’exiger une égalité devant la loi entre petits et grands délinquants. Mais la dernière élection présidentielle récompense au contraire le candidat Chirac par une éclatante victoire alors qu’il détournait l’attention de la criminalité financière en faisant de la lutte contre la petite délinquance le thème majeur de sa campagne. La somme engloutie dans la corruption est estimée à plus de 80 milliards de dollars par an dans le monde11 ; cette somme permettrait d’assurer une retraite correcte à 5,3 millions de personnes.
La seule façon d’empêcher que la victoire d’un candidat ne dépende que d’arrangements opaques avec ses amis industriels est d’exiger une stricte égalité de budget entre tous les candidats et un plafonnement drastique des frais de campagne.
Pour une entreprise, financer un candidat, c’est acheter des parts de marchés publics et des passe-droits. Pour que cet investissement soit sûr, il faut que le vide idéologique soit tel que la victoire électorale ne dépende que du budget publicitaire mis en œuvre. Ce vide idéologique ne se fonde que sur l’apathie politique des citoyens qui préfèrent prêter l’oreille à un slogan racoleur plutôt qu’à un véritable projet politique.
La démocratie n’est pas à vendre. Nous ne comprenons pas à quel point elle est fragile parce que nous y sommes nés et que nous n’avons rien connu d’autre. Pour la conquérir et la défendre, des générations ont lutté jusqu’à la mort ; pour la préserver, nous n’aurions qu’à réfléchir et à nous informer un peu.

Philippe Laporte

1. Eva Joly, Notre affaire à tous, Les Arènes, 2000, p. 173.
2. Le Monde, 14 mai 2003.
3. Le site de l’American Museum of Moving Image <www.ammi.org/livingroomcandidate/> présente une rétrospective des publicités électorales depuis 1952.
4. Serge Albouy, Marketing et communication politique, L’Harmattan, 1994, p. 6 et 7.
5. Jean-Marc et Philippe Benoit et Jean-Marc Lech, La Politique à l’affiche, Éditions du May, Paris, 1986, p. 22 à 25.
6. Cité par Serge Halimi dans « Faiseurs d’élections made in USA », dans Manières de voir, n° 63, mai-juin 2002, p. 42.
7. Ibid, p. 44.
8. Certains sites internet publient les montants des contributions des entreprises américaines au financement des campagnes électorales, notamment <http://www.tray.com/> et <http://www.opensecrets.org/>.
9. Jean-Claude Brisard et Guillaume Dasquié, Ben Laden, la vérité interdite, Denoël, 2001, p. 70.
10. Dominique Prédali, Ce Ben Laden, quelle aubaine !, Alias etc. 2002, p. 112 et 113.
11. Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002, p. 151.